Le peuple sait toujours pourquoi il chante

C’est la fin de la saison des pluies au Venezuela. Il pleut presque tous les jours, en général vers quatre heures de l’après-midi. Il tombe ce qu’on appelle un tonneau, un dense courant d’eau, les trombes rendent sourd, et dans cette chute d’eau il y a un peu d’air, comme la pluie décrite par Vladimir Maïakovski lors de son séjour à Cuba. Chaque fois que cela arrive et que je suis à la maison la chienne devient folle, les chambres, la cuisine et la salle à manger suintent, nous nous répartissons les seaux stratégiquement, et il semble même faire froid. Je profite de ces après-midis pour écrire un peu et m’interroger : que dire que je n’ai pas dit encore ? Comment aborder sous un angle nouveau une réalité aussi complexe que le processus vénézuélien ? Il est indomptable, personne ne sait la vérité de la révolution. C’est pour cela qu’on écrit autant.

Aujourd’hui est une de ces après-midis. Je suis encore á Caracas, avec la sensation qui reste du coup d’État démonté. Il n’y a plus de soubresauts politiques – le peu qui reste ressemble plus à un aboiement lointain, pathétique – c’est depuis l’économie que la bataille a repris. Du lieu exact où nous sommes faibles, structurellement faibles, d’où on voit les coutures du chavisme – on voit même les os. Là où il y a moins d’épique, mais des négociations à huis-clos, des clauses en petits caractères. Il faut tailler si fin le crayon que l’économie s’éloigne des maisons communes pour devenir le monopole des experts, une régression dans ce processus. Il faut s’asseoir pour lire, chercher les pages de moindre rhétorique politique et de plus de données économiques, comprendre ce qui se passe dans le domaine de la production, de l’importation, des finances, des surprix, des maisons de change, etc. Le Che demanda à être Ministre de l’Economie et de l’Industrie à Cuba, me rappela un jour Vicente Zito Lema, en parlant du Venezuela et de l’importance de l’économie dans tout processus de transformation. La relation entre infrastructure et superstructure n’est pas linéaire mais les retards peuvent coûter cher.

C’est une évidence, à ce stade du déploiement de la contre-révolution, que le volet le plus efficace et le plus criminel de son plan a été l’attaque économique. De même que depuis la direction on n’a pas pu apporter de réponse, au-delà de parades tactiques – importantes comme toute parade, mais insuffisantes. Cette sphère a pénétré les autres : la psychologique, la morale, la politique, l’idéologique, répandant un poison qui sape l’accumulation de forces chavistes à la base. L’attaque a visé à désarticuler le lien entre la direction et le chavisme de la rue, à susciter une destruction prolongée qui ouvre un abîme entre la réalité matérielle et la conscience populaire. Ils ont réussi en partie. Cette partie qu’ils ont démontée, cependant, ne suffit pas : il existe 35% de chavisme dur dans le pays, qui ne cède pas sous la marée des coups. Le politique est fort : il a résisté aux effondrements matériels.

Il n’y a pas de majorité comme à d’autres époques. La retrouver est un des défis principaux qui passe par la politique de la communication et centralement par l’économie – il n’y aura pas de mot qui prenne l’envol s’il ne reste proche de la réalité matérielle. Le quotidien doit cesser d’être incertitude, une impuissance face aux chiffres de prix et de dollars qui font de tout calcul futur un exercice de violence. La droite a développé une grande adresse dans cet exercice, elle nous place sur son terrain, et nous y sommes perdants. Elle l’a prouvé une fois le Coup d’État dégonflé : un dialogue se noue pour éteindre l’imminente confrontation, mais le bal de la spéculation reprend aussitôt. Le jour même où débutait la négociation nationale entre les deux parties, le dollar parallèle grimpa de 1417 à 1501 bolivars, et c’était un dimanche, journée sans activité boursière. En un mois et demi le dollar a monté de 1.000 à 2.000 bolivars. Après trois ans de guerre on continue à jouer au ballon économique.

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– Pourquoi ne nationalisez-vous pas certaines importations ? demandent des compagnons qui passent par le Venezuela. Ce ne serait pas une mesure socialiste mais une décision qui découle de l’analyse du circuit décrit dans de nombreux articles : les grands entrepreneurs obtiennent les dollars préférentiels délivrés par l’État – 10 bolivars pour 1 dollar dans 80% des cas – surfacturent ce qu’ils importent, accaparent et montent des réseaux de distribution parallèle pour fournir le marché parallèle avec des prix de vente liés au dollar en noir. En d’autres mots ils captent les dollars que génère l’État à travers le pétrole, importent, ne produisent pas et tirent les fils des pénuries. Ils font pression sur la population, les moyens entrepreneurs, la vie quotidienne. Pourquoi, face au parasitisme structurel de cette bourgeoisie l’État ne prend-il pas le contrôle de certaines importations stratégiques ? Ce serait une manière de contrôler la principale source d’attaques dans la plus complexe période de la révolution, á quelques mois du début d’une nouvelle course électorale.

Les analyses politiques sont souvent un mélange d’informations de plusieurs sources, de points de vue théoriques, de comparaisons historiques, de désir, de conversations, d’analyse, d’intuition et de quelques choses de plus, bien sûr. Bref, pour ma part, j’ai une hypothèse. Dans ce cas l’irrésolution face au nœud gordien tient à la complexité même de la direction du chavisme. Ce n’est pas dans les bases qu’il faut chercher la réponse sur ce point précis mais parmi ceux qui ont tenu les fils de la politique économique, ce qui n’est pas non plus la totalité de la direction. Il y a deux luttes en haut : certains veulent sortir du labyrinthe avec des mesures néo-libérales soutenant des politiques sociales – certains dirigeants l’ont déjà écrit. D’autres sont partie du commerce des importations, de manière directe avec des entreprises d’importation ou à travers des pourcentages. On trouve aussi des compagnons qui voient une issue par la gauche – c’est-à-dire chaviste – sans corrélation suffisante pour impulser cette voie.

On pourrait dire qu’une telle mesure de nationalisation n’est pas nécessaire en réalité. Ce dont il s’agit est de réguler ce qui existe déjà : le problème ne serait pas l’architecture d’importations mais le manque de contrôle sur celle-ci. Ce problème présente une autre complexité : l’exercice de l’autorité traverse un moment d’incertitude. Qui inspecte/surveille qui ? Qui en possède la capacité ? Un problème qui touche inexorablement à celui de la corruption, cette eau qui oxyde l’indispensable force morale. Les pieds d’argile. La corruption s’unit à la politique : les révolutions ont des traîtres, des opportunistes, des infiltrés, qui face à une possible défaite – comme celle qu’on a vécue cette année – sortent les canots de sauvetage pour prendre la fuite. Comment combattre cela ?

Je pourrais donner d’autres exemples, comme celui de la dette extérieure ou du comportement face au dollar parallèle. Des décisions macro-économiques aux mains de la direction. Les articles ne servent pas à grand-chose : il faut construire raison et force. Par le haut et par le bas. Et se regarder dans la glace pour se demander, que fais-je pour que le futur ressemble à ce que je souhaite ?

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Dans le fossé entre économie et conscience populaire jouent des facteurs subjectifs, culturels, des possibilités réelles. Par exemple, qu’y a-t-il hors du chavisme ? Un abîme. Peut-on pousser une majorité à voter pour l’abîme ? C’est ce que tente la droite qui cherche à conquérir par le désespoir le vote des pauvres. Pour comprendre jusqu’où on résiste il faut se submerger, là où est le thermomètre populaire. C’est lui qui explique pourquoi les appels au pillage n’ont pas eu de réponse, pourquoi les rues restent pleines de chavisme quand l’appel au coup d’État s’élève comme une inondation prête à crever. Certains diront que ceux qui vont y vont par obligation, un argument disséminé au Venezuela et en Argentine pour masquer le mépris historique envers le peuple. Cet argument comme celui de dire que la révolution n’a été possible que grâce au pétrole, est un regard qui n’appartient pas qu’à la droite.

Les profondeurs sont complexes. Il existe un tissu de mouvements sociaux, de partis hors du Parti Socialiste Uni du Venezuela, et un univers étendu d’organisations populaires présent sur tout le territoire avec une force majeure dans certaines régions – les llanos, par exemple : une force organisée que peu de processus politiques sur le continent possède. La limite est que la majeure partie de ces expressions sont locales et sectorielles, elles sont nées ainsi et ne se projettent pas – à quelques exceptions près – au-delà. Et la rénovation á l’intérieur de la révolution devrait venir de ces eaux-là. C’est ici que se construisent des leaderships authentiques, des processus de production autogestionnaire, etc. Le chavisme a besoin que cet acteur se transforme en sujet protagonique, dispute le pouvoir, se déploie au-delà de ses limites.

Ce sont quelques éléments pour comprendre la complexité du processus, son labyrinthe, lire ce qu’il y a entre la pluie, ce que laisse chaque nouvelle tempête, comme une sorte de bilan sur bilan. C’est pourquoi j’aime passer ces après-midi sous les trombes d’eau, quand j’ai le temps. Je peux lire, écrire, regarder des photos, me rappeler que depuis que je vis dans ce pays le peuple a toujours chanté. Et il n’est pas fou. Il sait pourquoi il chante.

Publié par Venezuela infos  25 novembre 2016

Texte : Marco Teruggi   Photos : Vicent Chanza

Source : https://hastaelnocau.wordpress.com/2016/11/21/el-pueblo-sabe-siempre-por-que-canta/

Traduction : Thierry Deronne