Le Venezuela après les élections législatives du 6 décembre 2015

Nous publions ci-dessous deux articles parus sur le site de Venezuela Infos (http://venezuelainfos.wordpress.com), le  premier « Paysage avant la bataille » de Thierry Deronne du 9 décembre 2015 et le deuxième « Notes pour une lecture dédramatisée des élections du 6 décembre » de l’économiste vénézuélien Luis Salas Rodríguez.

Paysage avant la bataille

Avec l’élection de deux tiers de députés de droite vient de se répéter le scénario médiatique qui accompagna la défaite électorale des sandinistes au Nicaragua en 1990. Le pays semble rentrer dans l’ordre néo-libéral, on reconnaît que la « dictature » est une démocratie, on félicite les perdants pour leur reconnaissance immédiate des résultats.

Mais pourquoi Caracas, au lendemain du scrutin, était-elle si triste ? Pourquoi une telle victoire n’a-t-elle déclenché la moindre liesse dans le métro, dans les rues ? Comment comprendre la mobilisation de collectifs populaires, ou que les syndicats se déclarent en « état d’urgence », alors qu’il y a trois jours une partie de cette même base populaire ne s’est pas mobilisée en faveur des députés bolivariens ?

Dès l’élection de Chavez en décembre 1998, nombre d’institutions révolutionnaires se sont peuplées du « chiripero » – surnom donné à la masse d’employé(e)s qui troquèrent en 24 heures la casquette du populisme des années 90 pour une chemise rouge (alors que souvent les révolutionnaires authentiques étaient écartés). L’angoissante guerre économique a rendu insupportables la corruption et la surdité de ce secteur de fonctionnaires face à l’exigence d’une protection forte, d’un État plus efficace, plus participatif, travaillant à écouter les citoyen(ne)s.

Parallèlement, le « changement » promis par la droite a été interprété comme la fin de la guerre économique : les rayons des magasins se rempliraient de nouveau, les files disparaîtraient avec le retour du secteur privé au pouvoir. Or les leaders de l’opposition ont d’ores et déjà annoncé qu’il ne sera pas possible de régler le « problème économique » à court terme et que la priorité sera d’appliquer un programme visant à « modifier » les lois et acquis sociaux. Fedecámaras, organisation des commerçants et des chefs d’entreprises du secteur privé, demande à l’assemblée nationale d’annuler la Loi du Travail (1).

En ligne de mire : les hausses de salaire, la protection des travailleurs contre les licenciements, les conditions trop favorables des congés de maternité, la réduction de la durée du travail, les samedis libres, le paiement des heures sup, les bons d’alimentation. Les syndicats annoncent déjà des mobilisations de rue, réclament la nationalisation de la banque.

Menacée et traitée de « cloaque » par le leader de l’opposition Ramos Allup, la chaîne parlementaire ANTV vient d’être remise intégralement à ses travailleurs par le gouvernement, et le président Maduro décrètera une loi pour protéger les travailleurs du service public, en étendant l’interdiction de licenciement de 2016 à 2018.

Campagne 2 Venez

Assemblée populaire à Caracas

La droite – elle ne s’en cache pas – veut revenir sur la plupart des acquis de la révolution (loi de contrôle des prix, loi des semences anti-OGM, loi de la réforme agraire, de protection des locataires, éducation gratuite, santé gratuite, construction de logements publics, pensions…), organiser avec les États-Unis la privatisation du pétrole et des autres ressources du pays, annuler les accords de coopération énergétique avec les pays plus pauvres des Caraïbes et de tout autre accord qui défie la vision unipolaire de Washington (PetroCaribe, ALBA, etc.)… Elle annonce aussi une « amnistie » pour les militants et le leader de “l’Aube Dorée” locale Leopoldo Lopez, organisateurs de violences meurtrières – celles de 2013 ont fait 43 morts, la plupart dans le camp bolivarien, et six membres des forces de l’ordre tués par balles. Ce sont eux que les médias internationaux appellent des “prisonniers d’opinion” au motif qu’ils appartiennent à l’extrême droite. Pour réaliser tout cela au plus vite, la droite cherchera, dans les mois qui viennent, à destituer le président bolivarien par un coup parlementaire comme celui subi par Fernando Lugo au Paraguay.

Faire la révolution n’est pas simple

On voit la difficulté de construire une révolution socialiste sans démocratiser la propriété des médias, sans s’émanciper de cette prison culturelle de consommation massive, d’invisibilisation du travail, de fragmentation du monde, de passivité du spectateur. Le récent « rapport sur l’imaginaire et la consommation culturelle des vénézuéliens » réalisé par le ministère de la culture est en ce sens une excellente analyse politique. Il montre que la télévision reste le média préféré et que la majorité associe le Venezuela à l’image de Venevision ou Televen : «  jolis paysages/jolies femmes ».

Comment mettre en place une production communale à grande échelle, sans la corréler avec un imaginaire nouveau où la terre n’est plus la périphérie de la ville mais le centre et la source de la vie, de la souveraineté alimentaire ? Comment transformer des médias en espaces d’articulation et d’action populaire, de critique, de participation, si le paradigme anglo-saxon de la communication sociale « vendre un message à un client-cible » reste la norme ?

En conclusion

Une immense bataille commence, et deux issues sont possibles : soit un repli du camp bolivarien, avec répression des résistances sociales (l’histoire répressive (2) et les liens de la droite vénézuélienne avec le paramilitarisme colombien et la CIA sont bien documentés (3)), vague de privatisations, retour à l’exploitation et à la misère des années 90, et silence des médias internationaux – comme lors du retour des néo-libéraux au Nicaragua de 1990 à 2006.

Soit les politiques de la droite serviront de fouet à la remobilisation populaire que Nicolas Maduro a appelée de ses vœux en provoquant la démission du gouvernement et en organisant une réunion avec les mouvements sociaux et le Parti Socialiste Uni (PSUV). Malgré l’usure de 16 ans de pouvoir et ces deux dernières années de guerre économique, la révolution bolivarienne conserve un socle remarquable de 42 % des suffrages. Même si les deux tiers des sièges parlementaires donnent à la droite une grande marge d’action, le chavisme dispose pour l’heure du gouvernement et de la présidence, de la majorité des régions et des mairies, et de l’appui d’un réseau citoyen – conseils communaux, communes, mouvements sociaux. Si le président réussit à repartir rapidement sur des bases nouvelles, sans diluer ses décisions dans une négociation interne entre groupes de pouvoir, si toutes ces énergies de transformation se reconnectent et agissent en profondeur, la leçon aura été salutaire.

Thierry Deronne, Caracas, 9 décembre 2015

Notes:

(1) Lire « La nouvelle loi du travail au Venezuela »,  https://venezuelainfos.wordpress.com/2012/05/04/nouvelle-loi-du-travail-au-venezuela-un-pas-de-plus-vers-la-vraie-vie/

(2) Lire « la jeunesse d’aujourd’hui ne sait rien de ce qui s’est passé il y a trente ou quarante ans »  https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/01/19/la-jeunesse-daujourdhui-ne-sait-encre-rien-de-ce-qui-sest-passe-au-venezuela-il-y-a-trente-ou-quarante-ans/ et « comment la plupart des journalistes occidentaux ont cessé d’appuyer la démocratie en Amérique Latine »  https://venezuelainfos.wordpress.com/2014/03/16/comment-la-plupart-des-journalistes-occidentaux-ont-cesse-dappuyer-la-democratie-en-amerique-latine/

(3) Lire «Venezuela : la presse française lâchée par sa source ?»  https://venezuelainfos.wordpress.com/2015/08/04/venezuela-la-presse-francaise-lachee-par-sa-source/

Photos : merci à Orlando Herrera et à Milangea Galea

 

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Notes pour une lecture dédramatisée des élections du 6 décembre 2015

Economiste Luis Salas Rodríguez

Luis Salas Rodríguez

En politique toutes les erreurs sont toujours des erreurs d’estimation, que ce soit par le haut ou par le bas. Parfois, nous sous-estimons nos forces ou celles de nos opposants. Parfois, c’est le contraire qui se produit : nous les surestimons. Il en va de même pour les conjonctures. C’est comme ça ;  au sujet de ce qui s’est passé dimanche dernier, ce que nous pouvons faire de mieux et de plus militant c’est d’en avoir une juste estimation. Nous ne pouvons pas prétendre qu’il ne s’est rien passé pas plus qu’il ne se passera rien. Mais nous ne pouvons pas non plus être catastrophistes et penser que tout est fini.

Commençons par ce qu’il y a de plus froid : les chiffres. Selon les derniers calculs que j’ai vus – et s’il y en a de plus récents, ils ne varieront pas énormément – en ce qui concerne les votes nationaux de dimanche dernier, le chavisme a eu 5 600 000 votes favorables ce qui correspond approximativement à 1 990 000 de moins que pour les élections d’avril 2013, celles qui menèrent le président Maduro à la tête de l’Etat. En ce qui concerne les élections d’octobre 2012, celles qui furent remportées par le président Chavez, cela correspond à 2 600 000 voix de moins. En pourcentage, ceci représente une perte d’environ 26% et 46%  de votes chavistes.

En revanche, l’opposition lors des élections de dimanche dernier a obtenu 7 708 000 voix. En 2013, elle en avait obtenues 7 364 000, alors qu’en 2012 elle en avait recueilli 6 592 000. Ceci suppose donc une augmentation d’un peu plus de 300 000 voix par rapport à 2013 et 1 116 000 par rapport à 2012. En pourcentage cela donne une augmentation de 5% et 20% respectivement.

La baisse du vote chaviste en 2007, lors de l’échec au référendum constitutionnel, par rapport à 2006, lorsque Chavez a infligé un échec cuisant à Rosales, a été de 39%. Alors qu’au référendum constitutionnel le plus fort vote chaviste (dans le bloc B) a été de 4 335 200 et lors de l’échec de Rosales de 7 309 000 approximativement ; c’est-à-dire qu’en moins d’un an on a perdu 3 000 000 de votes. Mais 5 ans plus tard on est passé de ces mêmes 4 000 000 et quelques à 8 192 000, c’est-à-dire que l’on a doublé le nombre de votes.

D’autre part, il y a un élément intéressant. Dimanche dernier, le chavisme a eu 44% des votes et la MUD 56%. Néanmoins, cette différence de 12 points seulement se traduit par plus du double de députés. Il faut considérer comme il se doit la question des circuits et de la représentativité.

C’est comme ça ; à titre préliminaire, on peut tirer quatre remarques de ce qui précède. Tout d’abord, nous ne sommes pas face à une situation inédite ni finale. Nous avons déjà traversé des situations semblables et nous les avons surmontées. Deuxièmement, le vote chaviste oscille plus que celui de l’opposition, fondamentalement parce qu’il est plus critique, réfléchi et « électeur » dans le sens rationnel et littéral du terme ( ce qui est une force plus qu’une faiblesse). Quant à l’opposant, il est plus canalisé et moins électeur (les opposants votent pour n’importe quoi et pour n’importe qui pourvu qu’ils votent contre le chavisme). Troisièmement, ce n’est pas l’augmentation du vote de l’opposition qui doit nous préoccuper mais la diminution du vote chaviste. Et quatrièmement, au vu de ce qui précède, nous ne pouvons pas agir ni nous assumer comme minorité.

En ce qui concerne le futur, il convient également de considérer les choses froidement. Il est clair que la marge de manœuvre de l’opposition est à présent beaucoup plus large qu’avant, mais cela ne signifie pas que maintenant l’Assemblée Nationale va devenir un pouvoir qui va écraser tous les autres. La logique pranique de la droite les conduit à réfléchir et il est certain qu’ils agiront d’une autre manière (ils l’ont déjà annoncé) ; mais pour cela il existe des contrepoids et des procédés institutionnels qui, qu’ils le veuillent ou non, doivent continuer d’exister et il en va de notre responsabilité de les obliger à faire qu’il en soit ainsi (comme nous l’avons toujours fait pour le reste).

En effet, nous sommes dans une démocratie républicaine, face à un Etat social de droit et de justice et non pas dans une jungle ou une épicerie administrée par FEDECAMARAS. Sans doute assisterons-nous à l’affrontement des pouvoirs avec tout ce que cela implique, mais pas à la soumission de pouvoirs qui ont la même légitimité (particulièrement l’exécutif qui, de même que les députés de l’Assemblée Nationale, est issu du vote populaire direct). L’heure est venue pour l’opposition de démontrer qu’elle croit vraiment en la pluralité et en l’indépendance des pouvoirs (toujours relative, car elle est soumise à ce que dictera la Constitution, comme l’a dit très clairement le Défenseur du peuple).

A ce sujet, il faut également prendre en compte le fait que, le plus souvent, il en est ainsi dans toutes les démocraties. L’argentin Macri, par exemple, qui est une petite brute de droite comme les nôtres, aura contre lui le Congrès. Le FPV – parti que est aujourd’hui dans l’opposition à l’exécutif mais majoritaire au congrès et dans les gouvernorats – a fait preuve d’un geste démocratique de gouvernabilité lorsqu’il a fait en sorte que le président du congrès soit du parti du gouvernement. Mais cela ne signifie pas que Macri a carte blanche. A un moment donné ils s’affronteront, c’est normal dans une démocratie.

Enfin, et pour conclure, il est un grand avantage que nous ne prenons pas en compte, c’est que maintenant nous pouvons livrer bataille sur le vif et en direct au sujet des modèles. En effet, on a toujours reproché au chavisme de parler au passé, de la Quatrième république d’avant la révolution, etc. Et pour le reste, parmi les propositions de l’opposition, se trouve principalement celle de l’amélioration et de progresser, ce qui signifie non seulement ne pas faire de queue mais aussi que les gens aient des emplois stables, des salaires dignes, qu’il y ait des prix accessibles et que les gens puissent exercer leurs droits sociaux et économique…

Toutefois, ce qui est sûr c’est que tout cela est incompatible avec des points tels que l’élimination des garanties pour le travailleur et la travailleuse, garanties qui figurent dans la loi du travail qu’ils veulent supprimer. Ceci est incompatible avec l’élimination des prix justes et j’en passe. De sorte que, comme cela vient de se passer avec le conflit droite/bolivariens autour de l’interdiction de licenciement, nous ferons en temps réel le débat sur les modèles économiques et de société ; les gens devront choisir entre ceux qui garantissent leurs emplois, leurs salaires dignes et leurs droits et ceux qui prétendent qu’il faut les supprimer ; nous n’avons plus un affrontement qui porte sur le passé mais sur le présent et le futur. A présent, la droite doit nous expliquer comment elle va nous servir son «changement».

Luis Salas Rodríguez – 9 décembre 2015

Source : https://surversion.wordpress.com/2015/12/09/apuntes-para-una-lectura-desdramatizada-del-6-d/

Traduction : Sylvie Carrasco