Réforme des retraites : 45 jours de grève pour une vie digne

Emmanuel Macron et son gouvernement ont réussi à mobiliser et à fédérer depuis le 5 décembre 2019 de nombreux secteurs de la société contre leur réforme des retraites. Au centre des mobilisations les cheminots de la SNCF, les agents du métro et des bus parisiens, les enseignants, lycéens et étudiants, qui ont élargi leurs revendications à de meilleurs salaires et conditions de travail. Se sont ajoutés à la grève les médecins et personnels de l’hôpital public dont les services d’urgence sont en lutte depuis plus de 9 mois, les agents des centrales nucléaires et des raffineries de pétrole, les dockers et le personnel des ports, les marins, les pompiers, les égoutiers, les éboueurs, les agriculteurs, les pêcheurs, les artistes et techniciens du spectacle, les avocats, et même un secteur de la police nationale.

Ces 45 jours de grève qui viennent de se dérouler dans toute la France, ont été ponctués de manifestations quotidiennes à Paris et dans les grandes villes, pour que ce projet de loi soit retiré. Les médias parlent du conflit le plus long depuis Mai 1968 (il avait duré plus de 30 jours) et depuis la grande grève de 1995 contre la réforme des retraites précédente menée à l’époque par Alain Juppé.

 

L’objet de la colère

Cette nouvelle réforme des retraites remet en cause une fois de plus tous les acquis sociaux gagnés par les luttes de la classe ouvrière depuis la fin de la 2e guerre mondiale. Il s’agit d’un retour en arrière encore plus important que les réformes antérieures de 2003 et 2010, alors que la classe ouvrière avait gagné le combat pour l’obtention de la retraite à 60 ans au lieu de 65 ans. On détruit peu à peu notre système unique de protection sociale par répartition mis en place par le communiste Ambroise Croizat en 1946, qui développait la solidarité entre travailleurs et retraités, faisait de ceux-ci des travailleurs comme les autres, et qui posait que : « La retraite ne doit plus être l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ».

Les arguments de ce gouvernement pour justifier sa réforme sont complètement faux et hypocrites :

  • Une égalité de traitement – Le système universel à points devrait donner les mêmes droits pour tous !

Mais la capitalisation créera, contrairement aux arguments avancés, une inégalité de traitement de tous les salariés, dont les femmes seront les grandes perdantes à cause du travail à temps partiel et des carrières interrompues qu’elles subissent dans leur grande majorité. Et la valeur du point n’est toujours pas connue, ce qui ne garantit en rien le montant des retraites qui pourra baisser au gré des décisions de la classe politique. D’un autre côté pour les régimes dits spéciaux, ceux pour lesquels les ouvriers et les travailleurs se sont battus pour négocier des départs à la retraite plus tôt que l’âge légal, afin de tenir compte de la pénibilité de leur métier et du raccourcissement de leur espérance de vie, cette universalité du système leur fera perdre bien plus encore que ce qu’ils ont perdu suite aux ordonnances Macron sur le Code du travail. « Si on lâche pour les retraites, on est mort ! », tel est le constat de ces secteurs en lutte aujourd’hui.

  • Le système est plus avantageux pour les petites rémunérations avec la prise en compte de toute la carrière !

Mais cette réforme est un nivellement par le bas où tous les secteurs vont perdre avec un calcul des pensions fait sur les 25 meilleures années de salaire au lieu des 10 dernières. Comme le disent les manifestants on nous oblige ici à « Travailler plus pour vivre moins ».

  • L’âge légal de départ est maintenu à 62 ans !

Là encore il s’agit d’un nouveau coup pour les travailleurs car même s’il est affiché que cet âge légal de départ sera maintenu à 62 ans, un âge pivot ou d’équilibre est fixé à 64 ans avec une décote pour ceux qui partiraient avant à la retraite et une surcote pour ceux qui partiraient plus tard. D’après l’étude d’impact réalisée sur le sujet, qui vient d’être mise au jour par Le Monde, cet âge serait réellement à 67 ans pour les personnes nées après 1990, car il faudrait rallonger la durée de travail d’au moins 3 ans pour avoir une pension complète.

  • Un minimum de retraite fixé à 85% du Smic !

Cette mesure existe depuis dix ans pour une carrière complète et 43 trimestres de cotisations versées. Avoir une retraite de 1000 euros par mois est loin de représenter une avancée pour les revenus les plus modestes, alors que selon la loi votée en 2003, qui n’a jamais été appliquée, ce montant devrait déjà être dépassé.  Et comment peut-on vivre décemment en France aujourd’hui avec 1000 € par mois, alors qu’une grande partie de la population n’arrive plus à se loger et que des gens meurent de froid dans la rue ou chez eux parce qu’ils n’ont plus les moyens de se chauffer  ? Cette réforme va au contraire aller vers la généralisation d’une population qui deviendra toujours plus pauvre, obligée à vivre dans des conditions indécentes.

 

Une guerre de classe

Au-delà de cette réforme et du démantèlement du système de sécurité sociale, le gouvernement cherche à créer un système unique sous tutelle de l’Etat, qui ne sera plus négocié par les syndicats. Il cherche également, avec le lobbying des grands groupes financiers, des banques et des assurances, à mettre la main sur le magot que représentent les 300 milliards que constituent les fonds de retraites. Les compagnies comme BlackRock, Axa ou autres, n’attendent que de pouvoir récupérer ces fonds, et de capter l’épargne individuelle de la population française.

Ce gouvernement cherche également par tous les moyens à briser la solidarité entre les générations. Les explications du Premier ministre Edouard Philippe données en décembre ont démontré que le système s’appliquait  pour les nouveaux entrants sur le marché du travail. Cela signifie une division en trois catégories : les enfants nés avant 1975 resteront au régime actuel, ceux nés entre 1975 et 2003 auront le régime universel en 2025, et ceux nés en 2004 se verront appliquer le régime à partir de 2022. C’est ainsi que de nombreux secteurs se sont prononcés contre le fait de prendre une telle décision aux dépens de l’avenir de leurs enfants et petits-enfants. « L’avenir de nos enfants n’est pas à vendre », c’est sur ces mots qu’ils se sont joints aux mobilisations.

Dans ces conditions, les grévistes ont décidé à l’unanimité qu’il n’y aurait pas de trêve de Noël et qu’ils maintiendraient la pression et les mobilisations jusqu’au retrait du projet. Des « gréveillons » se sont mis en place pour passer les fêtes de Noël et du jour de l’an sur les piquets de grève, avec l’appui de la population qui a mené des actions de solidarité comme l’apport de nourriture ou de jouets pour les enfants des grévistes. Des caisses de soutien aux grévistes se sont organisées dans tout le pays et ont permis de récolter des fonds importants pour pallier au manque de rémunération.

Les voeux pour la nouvelle année du président Macron annonçant qu’il ne changerait rien à sa réforme et qu’il la mènerait jusqu’au bout, et son mépris total affiché vis-à-vis des grévistes, a été loin d’apaiser le mouvement social dans lequel les Gilets jaunes interviennent aux côtés des militants syndicaux. Une reconduction de la grève et une accélération des actions ont été annoncées à partir du début janvier 2020, avec une détermination nouvelle de ne pas lâcher le combat tant que ce projet de réforme ne serait pas retiré.

De nouveaux secteurs se sont incorporés au fur et à mesure dans la grève, avec une volonté de mener des formes nouvelles d’actions visant à attaquer les lieux de pouvoir :

– blocage des 8 raffineries de pétrole qui a mené à la pénurie de 700 stations-services,

– mobilisations des ports avec les dockers, les marins, les agents portuaires dans plusieurs grandes villes comme Le Havre, Marseille, Dunkerque, Fos-sur-Mer,

– annonce faite par les avocats d’une « grève dure » illimitée des audiences, qui les a conduits à jeter leurs robes noires aux pieds de la ministre au Palais de Justice de Caen. Ils se préparent à la constitution de recours juridiques contre la loi des retraites pour non conformité à la Constitution et dénoncent les principes de la réforme qui vont entraîner un accroissement des inégalités car la justice ne sera plus accessible à tous,

– grève des pilotes, stewards et hôtesses d’Air France en lutte pour leurs droits,

– grève à la Banque de France et parmi les professions qui en dépendent, comme les convoyeurs de fonds, les agents de sécurité, les papetiers et imprimeurs de billets, tous les secteurs qui doivent assurer un maintien de leur travail 24h sur 24h,

– soutien de certains travailleurs du privé, comme les employés d’Auchan de la région de Toulouse victimes d’un nouveau plan social, les salariés d’Airbus, de Sanofi, les femmes de chambre de l’Hôtel Ibis Batignolles de Paris en lutte depuis près de 6 mois contre les cadences intenables, les heures supplémentaires non payées et l’esclavage des conditions de travail,

– les artistes danseurs et musiciens de l’Opéra de Paris en grève ont offert des spectacles gratuits aux passants et aux manifestants, les salariés de la radio et de la télévision qui sont en grève depuis le 25 novembre dernier, les employés de la Bibliothèque Nationale de France,

– les agents des centrales nucléaires et des entreprises de l’énergie qui ont coupé l’électricité dans certaines régions, comme au grand centre commercial de Parinor près de Paris ou au commissariat de Bordeaux, et ont mené des actions « Robin des bois » en permettant le basculement de 250.000 compteurs en tarif heures creuses à Clermont-Ferrand pendant plusieurs jours, entraînant une baisse de production conséquente,

– pompiers, éboueurs, égoutiers, salariés s’occupant de la gestion des déchets, tous ceux qui ont des métiers lourds et pénibles ont exprimé leur colère dans les rues.

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Face à cette recrudescence d’actions et de mobilisations, à la radicalisation du mouvement social, les affrontements avec les forces de l’ordre et la répression ont pris une nouvelle ampleur partout dans le pays. Les Gilets jaunes ont été les premiers à subir ces violences policières depuis le début de leur lutte en novembre 2018. Le bilan compte aujourd’hui un total de 2200 victimes ayant eu des peines de prison ferme de 1 à 3 ans, des peines avec sursis, ou un régime de semi-liberté avec bracelet électronique, sans compter tous ceux qui ont été estropiés par les tirs d’armes à bout portant.

Il s’agit là d’une répression inédite du mouvement social depuis celle des révoltes des banlieues de 2005, visant à briser tous liens de solidarité. Aujourd’hui s’exprimer dans la rue ou déclarer son adhésion aux grévistes coûte très cher, tout comme mener des actions de désobéissance civile, comme ce fut le cas des militants associatifs qui décrochaient les portraits de Macron dans les mairies pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement. Certains d’entre eux ont été condamnés mais en 2e instance comme à Lyon ils ont été relaxés car « contraindre l’Etat à agir est justifiable pour éviter le péril de l’humanité ».  Ces mesures répressives et la diminution des droits individuels et collectifs n’arrêtent pas le mouvement, bien décidé à aller jusqu’au bout pour imposer le retrait du projet de loi.

Ce gouvernement cherche aussi briser le front syndical par tous les moyens et négocie secteur par secteur sur les questions de pénibilité ou de revalorisation des salaires. C’est ainsi que des annonces ont été faites d’augmentations de salaires et de primes pour les enseignants, certaines garanties ont été données pour les régimes dits spéciaux comme les pompiers, les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison, les militaires. Ces derniers viennent de déclarer, à travers le Conseil supérieur de la fonction militaire, qu’ils ne pouvaient pas être favorables à cette réforme, et qu’ils n’étaient pas dupes des promesses répétées sur le maintien de leur régime spécifique.

Au niveau syndical, alors que la CFDT a fait de la mesure de l’âge pivot le centre de son opposition au projet et a participé pour la première fois depuis dix ans aux mobilisations de l’intersyndicale aux côtés des autres travailleurs, le Premier ministre fait semblant de revenir sur cette question en annonçant le retrait provisoire de cette mesure dans l’attente de la signature d’un accord fin avril. Pour le dirigeant de la CFDT, Laurent Berger, il aurait remporté une grande victoire ! Mais une partie de sa base syndicale a exprimé son désaccord vis-à-vis de ce soi-disant pas en arrière du gouvernement et est extrêmement mécontente de la faiblesse de cette direction qu’elle dénonce comme « syndicaliste néolibérale ». C’est ainsi que certains secteurs, comme celui des cheminots, continuent la grève contre sa propre direction et participent aux manifestations aux côtés de l’intersyndicale.

Quelles perspectives après les grèves ?

Ce mouvement de grève de la classe ouvrière en France, porté de façon collective par les syndicats, les partis politiques de gauche, le mouvement des Gilets jaunes et les associations citoyennes, est très important parce qu’il mène le combat pour la défense des droits de tous, en France mais aussi au niveau européen et mondial. Il remet en question les politiques néolibérales décidées par la haute bourgeoisie et la finance. Il replace au centre de la lutte le combat pour une vie digne. Ces mêmes luttes sont en train d’être menées partout. En Amérique Latine, au Moyen-Orient, aux Etats-Unis, les populations exigent la transformation d’une société qui ne tient pas compte de l’humain, des conséquences des dérèglements climatiques, des besoins d’émancipation, de justice sociale, de démocratie directe et de participation citoyenne.

Ce gouvernement montre son incapacité à maîtriser la situation à travers les interventions violentes de la police et de l’armée contre les manifestants et tout mouvement de protestation. Cette violence contre la population montre que ce système n’a plus d’avenir. D’autres solutions existent qui font le choix d’une autre forme de société : faire cotiser les revenus financiers (taxe sur les dividendes), ce qui est une hérésie pour le patronat et la bourgeoise mais qui rapporterait 31 milliards d’euros à la branche vieillesse de la Sécurité sociale. Les actionnaires des entreprises du CAC40 ont perçu 300 millions de revenus financiers en 2018, s’ils étaient mis dans la création d’emplois et la formation, le régime des retraites serait largement bénéficiaire. Il est nécessaire également d’augmenter le niveau des salaires et du pouvoir d’achat, d’arriver à une égalité de salaires entre les femmes et les hommes, ce qui permettra à la fois d’augmenter mécaniquement le niveau des cotisations et de réduire le nombre des chômeurs.

Les cheminots, les agents du métro et des bus parisiens, viennent de déclarer la reprise du travail après 45 jours de grève, ils doivent reprendre du souffle avant de mener la lutte sous d’autres formes. Ce n’est pas la fin du mouvement qui ne veut pas se limiter au simple projet de réforme des retraites. La question qui est posée à tous est le choix de société dans laquelle nous voulons vivre, dont les enjeux principaux sont le maintien des droits sociaux, la justice sociale, la défense du service public. Les politiques néolibérales cherchent par tous les moyens à redonner aux mains du privé tous les services d’intérêt général, et une grande partie de la population refuse cette société là. C’est ce que démontre la campagne contre la privatisation des aéroports de Paris et pour l’obtention d’un referendum d’initiative populaire qui a dépassé le million de signatures.

Le projet de loi sur les retraites doit être présenté à partir du 24 janvier au Conseil des ministres pour ensuite être débattu à l’Assemblée nationale. Ce sera le jour d’une nouvelle grande mobilisation nationale. Les 45 jours de grève et les manifestations qui les ont accompagnés devraient exercer un certain poids sur les députés. Le sujet divise déjà le mouvement de Macron La République en Marche, qui vient d’annoncer qu’il ferait peut-être passer sa réforme par ordonnances. D’autre part l’approche des élections municipales de mars sera aussi un test important. Certains vont payer le prix fort dans ces élections, et contrairement à la situation politique qui s’annonçait il y a quelques mois sous le signe de la division à gauche, celle-ci est en train de commencer à se rassembler dans certaines grandes villes de France, donnant un nouvel espoir pour l’avenir.

Pour la première fois depuis que Macron est arrivé au pouvoir toutes les forces politiques de gauche et les syndicats ont réussi à se mobiliser sur le sujet des retraites en organisant 3 meetings unitaires. Il y a eu aussi 6 mobilisations unitaires nationales de l’intersyndicale entre le 5 décembre 2019 et le 16 janvier 2020. C’est la force du mouvement social qui a mobilisé largement des secteurs qui n’avaient pas l’habitude de se battre ensemble. C’est le résultat des actions des Gilets jaunes et du profond ras-le-bol qui s’est exprimé sans relâche depuis plus d’un an, qui ont ouvert une nouvelle voie pour les luttes sur le terrain, avec la soif d’une autre société de justice et de paix.

Le 20 janvier 2020