Chères chiliennes et chers chiliens,
J’écris à nouveau, et cette fois-ci je m’adresse au peuple du Chili, à la suite de la lettre ouverte adressée au président Piñera et publiée le 23 octobre dernier, à laquelle, bien sûr je n’ai pas reçu de réponse.
Dans cette missive j’exprimais ma douleur et ma profonde préoccupation pour ce qui était en train de se produire au Chili, pays auquel je suis attaché par un lien pérenne et pour lequel je ressens une grande affection. Il me semblait alors, et à présent j’ai la même impression, que la réponse du gouvernement au soulèvement social a été absolument disproportionnée, contre un peuple qui manifeste dans la rue le fait qu’il ne supporte plus autant d’inégalité, d’injustice, d’abus et de corruption.
Dans cette missive, j’ai dit en plus ce que j’avais déjà signalé dans d’autres forums, que l’armée n’est pas préparée aux fins de contrôler l’ordre public mais pour faire la guerre, faire plier l’ennemi ou l’anéantir, et lorsqu’elle descend dans la rue, les choses tournent mal. Et c’est avec stupéfaction que j’ai pu voir comment Piñera a tenté à plusieurs reprises l’intervention des militaires. Il semble ne pas comprendre que le peuple n’est pas l’ennemi mais la victime, et qu’il doit protéger le peuple et non pas le punir avec des mesures d’exception.
Il est paradoxal que cette explosion sociale ait eu lieu dans un pays qui se disait être une oasis en Amérique Latine et qui prétendait s’exhiber devant le monde en tant que garant de l’environnement afin de chapeauter une réponse globale coordonnée à l’urgence climatique de la COP 25, pour laquelle le Chili aurait dû être l’hôte. Cela n’a pas eu lieu parce que Piñera et son gouvernement ne pouvaient pas permettre que les dirigeants du reste de la planète voient à quel point l’exécutif était incapable de gérer les demandes sociales, en donnant comme seule et unique réponse la répression et encore plus de répression à l’encontre de ses propres compatriotes, sans aucune pudeur.
Vous saurez certainement qu’après cette lettre j’ai voyagé à Santiago du Chili afin de participer au Forum Latino-Américain des Droits de l’Homme, célébré entre le 23 et le 25 janvier. Je me suis réuni avec des associations de victimes, des organisations des Droits Humains et de la société civile, afin de connaitre leurs impressions sur les événements survenus après le 18 octobre. Je vous confie que pour moi ce fut une très dure journée, et ce que j’ai appris a fait augmenter mon degré d’indignation. J’ai accumulé cette indignation en moi durant ces trois mois, pour atteindre un sommet de stupéfaction devant tant de cruauté, de lâcheté et d’incompétence.
Répression insensée
Lors de mon bref séjour à Santiago, je suis allé constater de mes propres yeux ce que la société civile m’avait transmis par le biais de centaines de messages arrivés du Chili, mais aussi de beaucoup d’autres pays et de la communauté chilienne en Espagne. Je suis allé à la Place de la Dignité (ex Plaza Italia), ou je fus témoin du fait que la force publique n’est pas en train de s’exercer au contrôle de l’ordre public ni de garantir le droit de manifester, mais s’applique à endommager et blesser dans leur chair ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression. Les membres de Première Ligne, avec lesquels j’ai eu l’occasion de parler dans l’enceinte du bâtiment historique du Sénat, m’avaient exposé leur désarroi et leur crainte de la répression déployée et soutenue par l’Etat. Dans l’action revendicative, ils m’ont prêté un casque, ils m’ont entouré et m’ont protégé afin que je ne sois pas blessé pendant le temps où de façon téméraire j’ai essayé de vérifier la réalité de ce qu’ils avaient dénoncé.
Je dois reconnaître que je ne savais pas ce qu’était le « guanaco » appliqué à une manifestation jusqu’au moment où j’ai vu voler dans les airs un jeune homme et son vélo à cause de l’impact du jet d’eau sous pression ; je n’avais même pas songé que la carcasse d’un tube de gaz lacrymogène pouvait produire un tel impact sur le visage jusqu’au moment où je l’ai constaté sur celui de l’une des jeunes filles qui m’accompagnaient ; ou que la graisse et l’acide de sa composition puissent irriter si fort ; ni que les munitions qui vident des yeux innocents étaient montrées comme de sinistres trophées afin de ne pas oublier la douleur… Face à cela, avec des boucliers en bois ou en plastique, il y avait la rage contenue de l’impuissance, la certitude qu’il fallait se trouver là, parmi les femmes et les hommes de tout âge qui montraient leur détermination d’affronter les risques contre leur propre sécurité, avec un courage exemplaire. Là sur l’Alameda, j’ai évoqué Pablo Milanés signalant les crimes de la dictature dans sa chanson : »Je foulerai à nouveau les rues, de ce qui fut Santiago ensanglanté… »
Protester au Chili peut bien te coûter la vie ou un oeil, comme cela s’est malheureusement produit et continue à se produire. Mais je suis ému à la pensée que malgré un prix aussi haut, des centaines et des milliers de personnes descendent dans la rue pour exiger les garanties d’un meilleur avenir. Le peuple chilien est un exemple de courage et de dignité pour le monde entier. L’émotion lorsque j’écris ces phrases me revient encore, de la même façon que sur l’Alameda, en train d’embrasser et de me faire embrasser par des centaines de personnes. Vous avez tous mon respect et mon admiration.
Il n’y aura pas d’impunité
Je tiens à réitérer ma solidarité avec toutes les victimes, avec les familles des décédés et des disparus, avec les femmes agressées sexuellement, avec ceux qui ont été torturés, avec les blessés, avec ceux qui ont perdu un oeil et bien sûr, avec Gustavo Gatica et Fabiola Campillay qui ont complètement perdu la vue. Vous ne tomberez pas dans l’oubli. Il n’y aura pas d’impunité. Vous avez ma parole. C’est mon engagement.
Je n’ai jamais pensé que je reviendrais au Chili pour être témoin d’un moment d’urgence sociale aussi grave. Je n’ai pas non plus imaginé qu’en plein XXIe siècle un gouvernement, supposé démocratique, allait recréer le pire des temps les plus féroces du passé. Je l’ai vécu par moi-même et – je dois vous dire – c’est aussi ce qu’on voit depuis l’extérieur. Piñera, Rozas*, Chadwick, Blumel y Guevara sont dans la ligne de mire de la communauté internationale. L’histoire ne les absoudra pas.
Ce n’est pas pour rien que le soutien populaire au gouvernement est d’un mince 4 %, chiffre assez bas pour renoncer et convoquer de nouvelles élections ou pour entreprendre un changement de cap dans la direction que les citoyens demandent. Mais non. Ils préfèrent s’accrocher au pouvoir, peu leur importe le nombre de morts en plus qui viendraient à se produire, peu leur importe le nombre d’yeux en plus qui seraient rendus aveugles, le nombre de corps en plus à torturer, le nombre de femmes en plus qui devraient être agressées et de personnes en plus à incarcérer.
Malheureusement ces dénonciations ne sont pas écoutées et on recourt encore une fois à la sauvagerie afin de préserver des privilèges caducs ; on sème de pièges le processus de la constituante en limitant par tous les moyens la nécessité du profond changement que le peuple chilien demande. Au lieu de garantir les libertés, les nouvelles normes les amenuisent et ils préfèrent le code pénal à tout autre option, en encourageant l’impunité de ceux qui les répriment.
Ils se trompent. L’effort doit être orienté à générer des espaces de rencontre et des dynamiques de dialogue social qui ne se sont pas produits jusqu’à présent, tout en remettant la citoyenneté au centre, à la place qu’elle doit avoir dans toute démocratie.
Votre chef est le peuple, président
A nouveau je me dirige à vous président Piñera pour vous dire : Vous n’êtes qu’un mandataire, c’est-à-dire quelqu’un à qui on a donné mandat, et votre chef est le peuple du Chili. Vous ne pouvez pas gouverner comme si le pays était l’une de vos entreprises. Vous ne pouvez pas exiger que l’on vous applaudisse et qu’on vous soutienne. Les citoyens ont tous le droit de ne pas être d’accord avec vous et de le faire savoir, parce que le pays appartient à l’ensemble des chiliens et non pas à vous, ni aux cinq ou six familles qui se prennent pour ses propriétaires, qui profitent mois après mois de l’argent des pensions et privent d’eau des hommes, des femmes, des filles et des garçons.
Je m’adresse aussi aux procureurs du Chili, aux juges et aux avocats en général : J’ai pu constater avec inquiétude que les institutions chiliennes, et même la « Fiscalia » (le Ministère public) et le Pouvoir Judiciaire, ne sont pas en train de générer la confiance nécessaire chez les citoyens, qui ne perçoivent pas l’existence d’une gestion de bonne foi, mais qui pensent au contraire que d’autres intérêts sont privilégiés à la place des légitimes demandes sociales. Cette absence de points de connexion entre la société et les institutions de l’Etat provoque un niveau de rejet et d’affrontement qui suppose une dérive hautement dangereuse.
Dans ce contexte, et dans la même direction que les juristes qui défendent les droits humains en essayant de limiter les excès avec leurs dénonciations, je vous demande de ne pas céder à la pression, de ne pas permettre que la justice soit instrumentalisée, de rester impartial, de mener l’enquête à fond pour toutes les violations aux droits humains et que sans crainte vous formalisiez, accusiez, jugiez et condamniez selon la loi tous les coupables, sans égard de leur charge et position. Vous êtes en ce moment, à mon avis, la seule et unique garantie que le Chili continue à être considéré comme étant un pays dans lequel l’Etat de droit peut être proclamé. La limite pour succomber à l’arbitraire est très proche et avec lui l’abandon de tout un peuple meurtri par l’impunité.
La justice n’est pas et ne peut pas être répressive contre le peuple, elle se doit de défendre ceux qui en ont le plus besoin devant les transgressions de la loi et de la violation des droits humains, de la part de ceux qui ont l’obligation de la respecter et la protéger. C’est une exigence de tout Etat démocratique et de droit.
Je cite ici les paroles d’un citoyen chilien : »L’État du Chili a été construit sous la logique de l’impunité. La conviction de l’Etat fait défaut. Il n’y aura pas de justice pour les victimes ». Quel désespoir dans cette phrase ! Quel manque de foi dans ceux qui administrent le pays ! Même ainsi on comprend la protestation, on comprend que lorsqu’il n’y a que la répression la plus dure pour toute réponse, le peuple qui connait ses droits exige, dans cette ère d’Internet et de technologie quasi magique, les libertés que l’on veut leur arracher à coups de projectiles au visage ou de gaz lacrymogènes. Réfléchissez sur cela.
Au Général Rozas et au corps de Généraux de Carabiniers du Chili, je vous dis : Croyez-vous logique qu’il y ait eu plus de 20 morts et près de 770 plaintes pour tortures, y compris 150 à connotation sexuelle ? Est-ce qu’il vous paraît normal qu’il y ait eu 405 cas de lésions ou de traumas oculaires au cours des trois derniers mois, que plus de 2000 personnes aient fini en prison ou qu’il y ait eu plus de 3600 blessés, parmi lesquels plus de 2000 par des tirs de balles, plombs, chevrotines et gaz lacrymogènes ? Ce sont là des chiffres officiels de l’Institut national des droits de l’homme, des chiffres choquants.
Ne vous trompez pas, la perspective qui est montrée à l’extérieur est qu’au Chili les droits humains sont violés en ce moment, que celui qui devrait les défendre ne le fait pas et que, encore une fois, c’est la société qui en est victime, c’est le peuple qui exige la protection que les institutions ne lui offrent pas. Si les Carabiniers du Chili contrôlaient l’ordre public, et en même temps permettaient à quiconque le souhaite de pouvoir manifester en paix, il n’y aurait pas ce qu’on appelle Première Ligne.
Aux colonels, capitaines, majors et lieutenants, aux sergents, caporaux et aus simples carabiniers, je vous dis : Vous appartenez à une institution hiérarchisée, mais en accord avec le droit chilien et le droit international, lorsqu’un supérieur donne un ordre manifestement illégal (tel que torturer, agresser y compris sexuellement, tirer en ciblant le visage, frapper pour blesser, et en général utiliser la force sans justification valable), cet ordre ne doit pas être pris en compte parce que s’il est exécuté il relève de la responsabilité pénale. Il ne peut y avoir obéissance aux ordres manifestement illégaux.
A ceux qui font partie du gouvernement chilien, je vous dis : Ce n’est pas le propre d’un gouvernement démocratique que de permettre tant d’abus et de violences, mais bien de prendre des mesures préventives et correctives à propos des violations des droits humains. Malgré tous les rapports, aussi bien d’organismes nationaux qu’internationaux, de telles mesures n’ont pas été adoptées, où ont étés insuffisantes, alors qu’on appuie publiquement le chef de la police qui, à son tour, déclare son appui aux policiers qui violent les droits humains, garantissant ainsi l’impunité. Entre-temps, qui épaule les victimes ? Qui donne, depuis les institutions, une réponse réelle et non pas simplement bureaucratique à la violation de leurs droits ? Les autorités ne se consacrent qu’à la préservation de la tranquillité de quelques-uns, tandis que les citoyens et citoyennes perdent la leur en exigeant de changer de cap pour aller vers un pays plus équitable et plus juste.
J’ai pu constater que ceux qui protestent le font parce qu’ils manquent de l’essentiel. Ce qu’ils demandent ce sont des droits humains, des droits économiques, sociaux et culturels. Nous parlons là d’éducation, de santé et de logement, nous parlons du droit humain à l’eau, à vivre dignement. Comment ne pas justifier la réaction sociale quand dans ce pays l’eau est privatisée et que l’on privilégie l’usage agricole sur les grandes plantations en dépit de la consommation humaine, comme l’ont dénoncé divers collectifs preuves à l’appui, qui en plus ont indentifié de graves conflits d’intérêts parmi les membres du gouvernement ?
Monsieur le président, quelles mesures préventives votre gouvernement adopte-t-il à l’heure actuelle afin d’empêcher dans les mois à venir d’avoir à pleurer plus de morts, de blessés, de personnes torturées, borgnes ou aveugles ? Ces mois seront la clé pour le futur du Chili, avec un processus constituant en cours que l’extrême droite essaie de dynamiter, dévoilant à nouveau ses véritables intentions.
L’appui de la communauté internationale
Le panorama des droits humains au niveau mondial a deux côtés à l’heure actuelle. L’un les développe progressivement, comme un produit d’une conscience sociale chaque fois plus grande dans la défense des plus vulnérables. L’autre est réactionnaire, poussée par l’extrême droite qui cherche directement à l’empêcher d’évoluer et à revenir à des positionnements du passé que l’on croyait surmontés comme l’intolérance, la discrimination et la négation de celui qui est différent ou pense différemment qu’eux. Cette inertie du négationnisme de l’extrême droite, cette absence de justice et l’élimination des droits est un fait qui se vit au Chili. C’est le fascisme qui est resté latent et qui semble s’être réveillé également dans beaucoup trop de parties du monde.
C’est un moment historique dans lequel la communauté internationale est très attentive à ce qui se passe au Chili. C’est pour cela qu’elle continuera à soutenir le peuple dans ses légitimes demandes sociales en observant et dénonçant les violations des droits humains. Il existe une chance unique de construire en commun un État véritablement démocratique garant de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui ne discrimine pas ses peuples indigènes mais qui se sent fier d’eux, qui arrête de traiter en terroristes le peuple Mapuche qui exige ses droits, qui protège réellement la petite enfance, qui éduque sans différences de classe, qui prend soin des personnes âgées en garantissant des pensions dignes et une santé de qualité. Enfin, il est temps de bâtir un État garant du bien-être de toutes et tous.
Cette phrase, ¡Nunca más! (Plus jamais !), qui est devenue célèbre en Argentine et au Chili dans la lutte des victimes de tant d’années, devra reprendre tout son sens ici, car on ne peut pas laisser l’impunité rayonner une fois de plus dans cette partie de l’Amérique latine.
Ne l’oubliez pas, monsieur Piñera : Votre responsabilité politique est claire. Votre responsabilité pénale est en cours d’investigation, suite à plusieurs plaintes pour crimes contre l’humanité. Nous espérons que la « Fiscalia » et les tribunaux chiliens maintiendront leur indépendance et leur impartialité, parce qu’au Chili il y a de très bons juristes qui savent parfaitement que la responsabilité pénale est engagée en cas de consentement à des violations massives et systématiques des droits humains. Cette responsabilité est engagée du supérieur hiérarchique à toute la chaine de commandement, pour tous ceux qui commettent directement les faits, y compris celui qui en dernier lieu détient le commandement suprême du pays. Ne l’oubliez pas.
Baltasar Garzón, juriste et membre du Conseil latino-américain de la justice et de la démocratie. « Chile en corazon” (Le Chili au cœur).
1er février 202
*Mario Rozas : chef des Carabiniers du Chili.