Avec une élection tenue en plein été, où une grande partie de la population était en vacances, les principales forces politiques ont créé les conditions pour limiter le débat public. Il n’y a pas eu de discussion sur la guerre en Ukraine ou ses conséquences économiques et sociales. Le gouvernement technique du banquier Draghi avait adhéré d’une part à la politique de rupture et de sanctions avec la Russie et d’autre part à celle de l’OTAN, dans le but d’armer l’Ukraine jusqu’aux dents pour lutter jusqu’aux dernières conséquences contre Poutine. Les élections auraient certainement été pires maintenant, au milieu d’un automne incertain, dans un contexte d’inflation galopante et avec des centaines d’entreprises au bord de la faillite, où l’agitation sociale qui se développe aurait pu influencer le résultat. Ils ont réussi à faire passer les élections mais jamais auparavant il n’y a eu une telle distance sociale entre le peuple italien et la représentation politique issue des urnes : seulement un peu plus d’un Italien sur deux est allé voter.
L’abstention a augmenté de 10% et la participation a été de 63%. De 2018 à aujourd’hui, environ 4 millions des 51 millions d’électeurs italiens ne vont pas voter. Ils ne considèrent pas le vote comme un instrument capable de changer leur sort et celui du pays. Il est vrai que l’abstention mêle indifférence et protestation, mais ceci exprime la conviction d’une partie importante du pays qui pense que l’agenda politique n’est pas déterminé par la coalition gagnante mais par les avis de la Commission européenne et de l’OTAN-USA. Les forces de droite sont celles qui « gagnent » mais avec le même nombre de voix en 2018 elles n’atteignent pas 13 millions. Elles n’ont donc pas été suffisantes pour venir à bout des 5 Etoiles et du Parti Démocrate (PD – ex-Parti Communiste) et n’ont fait que changer le rapport de forces entre elles. Le parti de Giorgia Meloni – Frattelli di Italia (Frères d’Italie) – est passé en tête pour avoir fait « opposition » au gouvernement Draghi et à tous ceux de la dernière législature. En quelques années, il est passé de 1,4 million (3,5%) à plus de 7 millions de votes (26%) ! Il a enlevé les voix à ses deux alliés, qui paient pour leurs alliances avec 5 Etoiles ou le PD. Il faut remonter à 1968, lorsqu’un gouvernement démocrate-chrétien unicolore est arrivé au pouvoir avec moins de 13 millions de voix pour un résultat comme celui de la droite aujourd’hui.
Georgia Meloni ne peut pas sortir des rails de l’Union Européenne et de l’OTAN
La Commission européenne et le gouvernement américain ont rendu publique leur décision de recourir à tous les moyens nécessaires pour « mettre sur la bonne voie » le prochain gouvernement Meloni qui, dans le passé, a vivement critiqué l’Union européenne. Ils ont confirmé la marge d’autonomie limitée dont dispose le gouvernement « démocratiquement élu ». En dehors de cela, un simple regard sur ce que représente la politique européenne aujourd’hui montre en réalité que Meloni est le gouvernement qui se rapproche le plus de cette politique. Parfaitement aligné sur l’UE, l’OTAN et les États-Unis, même dans « l’opposition » à Draghi, son alliance avec le gouvernement de droite en Pologne le place dans la principale force de choc contre la Russie. Les forces de droite se développent dans d’autres pays, bien que les secteurs les plus extrêmes se trouvent en Pologne et en Hongrie, celles-ci tournant autour de 15 à 30% dans d’autres pays comme l’Espagne, la Suède ou la France.
Le reste des forces politiques diminue leurs voix. Le mouvement 5 Etoiles passe de 10 millions à un peu plus de 4 millions de voix. Il contient son hémorragie grâce au Redito de Ciudadanía (revenu citoyen de base), une mesure adoptée dans son premier gouvernement allié à la Ligue de Salvini. Draghi et les autres partis voulaient éliminer cette subvention pour les chômeurs mais n’y sont pas parvenus. Le manque de perspectives d’obtenir un emploi a fait que de nombreuses personnes, notamment dans le sud du pays, se sont accrochées à cette mesure et ont soutenu 5 Etoiles pour la défendre. Le revenu citoyen donne la possibilité à ceux qui le possèdent de refuser les salaires misérables proposés par la bourgeoisie en Italie. Cette dernière le déplore du fait que la subvention empêcherait « d’obtenir du travail », alors qu’en réalité ce sont les bas salaires payés dans l’agriculture ou le tourisme qui empêchent cela.
Le Parti Démocrate atteint son niveau le plus bas historiquement, la coalition de centre-gauche perd plus d’un million de voix. Dans la campagne électorale, il découvre sa connotation de « gauche », détruite par des années de gouvernement allié à n’importe qui, fidèle à l’UE, à la politique néo-libérale et à l’alliance OTAN-États-Unis. Il était le principal partisan du gouvernement Draghi et de la guerre contre la Russie. Au début de la campagne, il s’est allié avec le parti qui soutient le plus l’ancien banquier de Goldmann Sachs, Azione. Avec le temps, il a abandonné ce parti et la défense du gouvernement technique, pour s’allier à une force de gauche-verte sans grandes prétentions. « Je ne gouvernerai pas avec eux », a déclaré Letta, le secrétaire du PD. Le parti pro-Draghi s’est renforcé avec la contribution de Renzi, ancien secrétaire du PD, en réalité composé de figures de l’ancien parti communiste. Il n’a obtenu que 2 millions de voix, ce qui montre d’une part la défaite électorale du gouvernement « technique » et d’autre part les possibilités du futur gouvernement Meloni, s’il reste lié aux directives de l’UE et de l’OTAN, qui était la politique suivie par Draghi.
Les 5 Etoiles ont profité des faveurs de la presse « mainstream », qui les a blâmés pour la chute de Draghi. Conte, son « chef » politique, a été appelé « le Mélenchon italien » parce qu’il a défié Draghi avec un programme de revendications sociales, telles que la défense du revenu citoyen avec un salaire minimum de 9 euros de l’heure, le paiement d’un impôt spécifique sur les bénéfices extraordinaires des multinationales, l’arrêt de la fourniture d’armes à l’Ukraine et le refus de suivre les exigences de l’OTAN concernant les dépenses militaires de l’Italie. Peut-être pensaient-ils le discréditer avec cela, mais en réalité ils ont donné une apparence de gauche au mouvement, bien que Conte se dise « progressiste et non gauchiste ». Cette description apparente n’est pas du tout associée à un passé d’abdication de tous leurs modèles de progrès réellement soutenus en 2018, l’année où ils ont remporté les élections. Ce fut le cas le plus flagrant de recul d’un mouvement politique vers les postulats de Maastricht, de la haute finance et de l’OTAN, une alliance qu’ils pensaient annuler, tout comme les contrats d’achat du F-35.
Il s’agit d’un « non-triomphe » de la droite, sans aucun rival
Giorgia Meloni vient du vieux mouvement fasciste qui a déjà changé de composition à plusieurs reprises ces dernières années, d’abord avec Fini puis avec elle. Du symbole original, il ne reste que la flamme tricolore, peu ou rien à voir avec la culture et l’idéologie du fascisme. On s’attend à ce que son gouvernement soit rempli de vieux politiciens de droite et il sera forcé d’adopter la politique qui lui sera dictée en temps voulu. Pendant la campagne électorale, elle n’a pris aucun engagement sur les problèmes les plus urgents, elle les a consciemment évités. Elle ne pourra pas continuer à le faire et il sera insuffisant de renvoyer l’OTAN et l’UE avec des formules génériques telles que « solidarité atlantique », « fonds européen pour faire face à la crise énergétique » ou « prix maximum commun du prix du gaz ». Tout cela est voué à l’échec, surtout avec des pays comme l’Allemagne qui se dissocient ouvertement. Il est nécessaire pour l’Etat de récupérer la compagnie d’énergie afin d’éviter la spéculation dans l’achat de gaz. Il faut taxer les grandes richesses, il est injuste que les entreprises qui ont fait d’énormes bénéfices, comme celles de la grande distribution alimentaire, augmentent immédiatement les prix. Il faut développer des organes de masses qui contrôlent et dénoncent toute spéculation sur les prix. Les syndicats doivent être actifs sur le sujet.
Depuis plus de vingt ans, « aller » au gouvernement italien signifie se brûler les mains. C’est arrivé avec le parti de Berlusconi, avec les 5 Etoiles, avec Salvini, ou avec le PD. Giorgia Meloni n’a pas une grande capacité politique, elle a été récompensée pour être simplement restée immobile, alors que Salvini a dilapidé son crédit électoral en s’alliant avec 5 Etoiles. Elle sera incapable de faire face aux problèmes à venir, c’est pourquoi elle les a déjà évités pendant la campagne, et sera bientôt discréditée. L’UE et l’OTAN se méfient de son passage immédiat à l’atlantisme et à l’européanisme, c’est pourquoi ils font pression sur elle et ses relations « fatales » antérieures telles que celles de Poutine, d’Orban, de Le Pen ou de la droite polonaise.
Draghi avait lié son gouvernement, comme jamais auparavant dans l’histoire italienne, à la politique agressive de l’OTAN contre la Russie. À d’autres occasions, l’Italie s’est accommodée d’un rôle de pacificateur, évitant la participation directe aux combats, se retirant dans des fonctions de formation des troupes locales ou d’approvisionnement, entre autres parce que la Constitution italienne impose au gouvernement la recherche d’une solution pacifique et diplomatique dans tout conflit. Dans le domaine économique, il a suivi à la lettre la condition imposée par la Commission européenne de lier les 200 milliards d’euros du plan de relance postpandémie, obtenus par le gouvernement 5 Etoiles, à des « réformes » fantomatiques. Il ne s’agit que de réformes, comme celles du système judiciaire et d’autres facilités pour les multinationales (comme l’accès au contrôle des services publics) et des privatisations. Les 200 milliards sont destinés principalement aux grandes entreprises privées et non aux besoins des masses.
Aucun investissement n’est prévu pour remédier au déficit de la structure de santé qui s’est avérée impuissante pendant la pandémie, ni rien qui résout les questions d’un système de formation scolaire et publique qui rejette les jeunes, les forçant à abandonner leurs études ou à fuir le pays. Il n’existe aucun plan pour la prise en charge extraordinaire de plus d’un million de travailleurs publics, nécessaires avant tout pour le contrôle des entreprises : il faut empêcher une évasion fiscale scandaleuse (plus de 200 milliards d’euros) et arrêter les abus flagrants à l’encontre des travailleurs en Italie, comme les centaines de contrats précaires différents avec des milliers de formes dans leur application. Dans ces contrats à temps partiel le travailleur a effectivement un emploi à temps plein, auquel sont ajoutées des heures supplémentaires, mais il est payé pour un temps réduit ou avec peut-être une partie non déclarée ! Ce sont les travailleurs les moins bien payés d’Europe, soumis aux contrats les plus précaires du continent. En Italie, les décès dus au travail atteignent le nombre effroyable de 4 par jour, avec certaines régions qui sont en première place avec 1 ou 2 inspecteurs des conditions de travail dans les entreprises !
Une gauche digne de ce nom manque en Italie
C’est ainsi que lors des dernières élections, en ne dépassant pas le seuil de 3% de l’électorat, certaines listes antisystèmes ont été laissées de côté. Ceci est dû en partie aux conditions de ces élections où dans le court laps de temps de la campagne elles n’ont pas pu se faire connaître, mais fondamentalement il s’agit de raisons sociales plus profondes. Une gauche indépendante, avec une base syndicale et de masse, tarde à devenir visible et à se constituer. Après la dissolution du PCI, qui a suivi la chute de l’URSS, à l’exception d’un bref moment de Refondation Communiste qui a culminé avec sa participation au gouvernement Prodi (PD), on assiste à une période de déclin qui semble ne pas voir de fin. Il y a en plus le déclin du syndicat, de l’associationnisme « politique », jusqu’à atteindre la zone de contestation des centres sociaux ou des syndicats de base, qui s’est adapté tranquillement à une existence satisfaite dans « l’ombre du pouvoir ». En Italie il n’y a pas eu de grands mouvements qui ont marqué la société, comme en France ou en Espagne. En France, il y a eu des mobilisations comme celles des « gilets jaunes » ou celles de la CGT pour la défense de la retraite à 60 ans. Cela a été repris par un mouvement qui a su s’identifier et acquérir une autorité politique : la France Insoumise et la Nupes. En Espagne, les « Indignés » initiés par le mouvement de la jeunesse ont été un stimulant pour le mouvement ouvrier et pour l’ensemble des masses, ce qui a également facilité une solution politique avec Podemos et la Gauche Unie. Depuis l’émergence des « Indignés », Podemos a recueilli en seulement trois mois un million et demi de voix aux élections européennes.
En Italie, comme dans d’autres pays européens, de telles expériences de masse n’ont pas existé, conduisant à des divisions et des désertions continues. Avec une grande générosité Mélenchon, Iglesias et Manon Aubry sont venus en Italie pendant la campagne pour soutenir l’Union Populaire qui a copié le nom de la Nupes en France. Personne ne se faisait d’illusions sur le fait qu’un tel effort serait suffisant, mais il a réussi à attirer un peu l’attention des médias qui jusque-là ignoraient complètement la formation de Luis De Magistris, ancien maire de Naples, basée sur une alliance entre Refondation Communiste, le Pouvoir au Peuple et Manifesta (le groupe parlementaire expulsé par les 5 Etoiles). La formation, créée en juillet, n’a pas eu le temps de gagner la confiance d’un secteur de l’avant-garde. Ainsi, cette avant-garde était concentrée dans 5 Etoiles, sous la pression d’un système électoral qui lui impose de dépasser le seuil fatidique des 3%.
La guerre et son issue possible entraînent un bouleversement social qui mettra sans aucun doute à l’épreuve la future direction de la gauche. Il n’y a pas de place pour des solutions « d’urgence nationale ». Pendant la pandémie, nous avons vu comment les classes, les grandes sociétés pharmaceutiques (Big Pharma), ainsi que les autres multinationales, ont maintenu solidement leurs profits tandis que les masses devaient compter leurs morts.
Le gouvernement Meloni entrera bientôt en crise. Il existe déjà un courant, représenté par l’alliance Renzi-Calenda, qui propose une sortie « technique » avec peut-être Draghi lui-même face aux partis de droite. Letta du PD jure et parjure qu’« il ne répétera jamais l’erreur de maintenir un gouvernement technique ». Malgré son passé démocrate-chrétien, rien ne nous porte à croire à un tel serment.
Les Posadistes – 10 octobre 2022