Dix millions ont voté Corbyn pour la transformation sociale

Les législatives anticipées du 12 décembre 2019 au Royaume-Uni ont été provoquées par la paralysie politique du parlement conservateur sur la question du Brexit. Le résultat de 365 sièges pour les conservateurs et 203 pour le Parti Travailliste de Jeremy Corbyn donne au conservateur Boris Johnson une avance importante en termes de sièges. L’analyse des votes montre cependant que l’électorat travailliste n’a pas glissé vers les conservateurs, comme le rapportent les commentateurs officiels.

La campagne électorale a été transformée en une mise en accusation de Jeremy Corbyn : il aurait manqué de patriotisme, il n’aurait pas su  s’il était pour le Brexit ou contre (Remain), son parti serait institutionnellement antisémite. En l’absence d’une presse travailliste et syndicale préparée pour clarifier tous ces points, Jeremy Corbyn s’est retrouvé pratiquement seul devant une véritable inquisition. Les médias, dont la BBC, ont joué les rôles de juge et partie. L’important est qu’en dépit de tout ceci, le Parti Travailliste a quand même obtenu 10,3 millions de votes, son second meilleur score sur les cinq dernières élections générales, y compris celle de Blair de 2005.

Ces 10,3 millions de votes représentent une réelle et très importante avant-garde travailliste et syndicale. C’est elle qui a poussé pendant des années pour que se forme une gauche, qui a donné naissance à Momentum et à la direction Corbyn en 2015. Cette avant-garde ouvrière et travailliste a une forte conscience de classe. Elle vit politiquement et s’imprègne des progrès anticoloniaux et anti-impérialistes gagnés par les peuples du Venezuela, Bolivie, Syrie et Iran, avec l’appui de plus en plus direct de la Russie et de la Chine.

Les résultats

Au Royaume-Uni une couche importante de la petite bourgeoisie et de l’aristocratie ouvrière a toujours fluctué entre le Parti Travailliste et d’autres partis. Mais il est faux de dire que la classe ouvrière pauvre des Midlands, du nord et du nord-est du pays, a voté massivement conservateur.

A l’issue des élections de 2017, le Parti Travailliste dirigé par Jeremy Corbyn récupérait un million de votes sur les cinq millions que Tony Blair avait fait perdre au parti. Dans celles-ci, l’appui pour le parti a chuté à nouveau de 2,6 millions par rapport à 2017. Mais puisque c’est Jeremy Corbyn qui avait fait remonter la pente, ce nouveau déclin ne provient pas de sa personne ou de son projet. La droite travailliste accuse faussement Jeremy Corbyn d’être responsable du recul électoral pour justifier son intention d’attaquer les corbynistes dans le parti.

Les 10,3 millions qui « ont tenu bon » prouvent qu’il n’y a pas eu de découragement ou de débandade ouvrière dans ces élections. Les capitalistes parlent d’une avalanche de votes pour Boris Johnson dans les zones désindustrialisées du nord. Mais le Financial Times du 13 décembre analysait que dans ces zones du nord, l’abstention était souvent supérieure à la moyenne nationale et que le plus gros de cette abstention venait du camp travailliste. Ceci permettait aux conservateurs de gagner des sièges, quelquefois avec des petites marges.

Les analystes officiels disent qu’une couche autrefois travailliste a voté conservateur. Ceci est plausible dans certaines circonscriptions, mais c’est surtout dans les abstentions (32,7% nationalement) que la proportion ouvrière a grandi. Car une chose est sûre : toute la classe bourgeoise est allée voter contre Corbyn, pour l’abattre.

Pendant longtemps, même la gauche du Parti Travailliste a sous-estimé le niveau de colère et d’indignation qui règne dans la base. Il faut ajouter ici que le comportement général de la direction du Parti Travailliste envers la classe ouvrière se caractérise par la condescendance : faire les choses pour la classe ouvrière, mais très peu avec elle, et encore moins avec ses idées.

Mais les idées qui réfutent les accusations contre Corbyn existent dans la classe ouvrière. Cette dernière observe que le parti n’incorpore pas ce qu’elle sait, pour ne pas se sentir dépassé, pour garder le contrôle et pour éviter d’inculper le capitalisme. La classe ouvrière sait tout ceci car elle l’observe chaque jour dans sa lutte pour la vie.

Le vote pour le Parti Conservateur est resté au même niveau qu’en 2017, il ne faut donc pas parler d’une « avalanche de votes » pour lui. Il y a eu cependant un brassement important en interne. Ses pertes en faveur des Libéraux Démocrates (LibDems) dans les zones Remain ont été plus ou moins compensées par ses gains à partir des Brexit Party et UKIP qui n’avaient pas placé de candidats dans les zones acquises aux conservateurs.

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Le poison du « Brexit »

Pour les élections de 2017, Jeremy Corbyn avait proposé un Brexit qui renégocie les relations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne pour obtenir, disait-il, plus de droits ouvriers et de protection à l’environnement. Il avait également exprimé son désir « de pouvoir travailler avec d’autres partis européens pour aider à construire une Europe sociale, socialiste ». Il n’allait pourtant plus reprendre cette idée. Et le reste de son équipe, presqu’entièrement constituée de parlementaires, s’est conduite comme si rien d’autre au monde ne pouvait exister en dehors du Brexit et du Remain.

Après avoir passé trois ans à diviser le pays avec cette arme nouvelle appelée Brexit, un petit secteur très concentré des hautes sphères du capitalisme a créé un courant de droite et d’extrême-droite derrière des personnalités comme Boris Johnson et Nigel Farage. Farage et Johnson chassaient Theresa May, et Johnson prenait les commandes du Parti Conservateur. Devenu premier ministre sans élections générales en juillet 2019, Johnson utilisait alors les commandes de l’État et l’appui pratiquement infini de la BBC et des médias, pour faire de ces élections un plébiscite en faveur du Brexit. Johnson était fortement aidé en la matière par la bienveillance de la monarchie et la mansuétude de la Haute Cour de Justice, qui n’ont pas été trop regardants avec les subtilités de la loi.

Comme les enjeux de l’élection se fixaient de plus en plus sur la question du Brexit, le Manifeste travailliste était repoussé à l’arrière-plan. Jeremy Corbyn se trouvait alors pressé de toutes parts pour qu’il se déclare clairement ou pour le Remain ou pour le Brexit. L’idée d’une possible lutte pour une possible Europe sociale ou socialiste n’a jamais été portée à l’avant de la scène. A présent, elle semble complètement hors de contexte.

Corbyn n’était pas acceptable pour la classe dirigeante 

Le Manifeste électoral travailliste était loin d’être parfait. Il abandonnait l’idée du désarmement nucléaire unilatéral, il se déclarait  favorable à l’OTAN et au renouvellement du Trident-Polaris – le système nord-américain de première frappe atomique dont la base est à Faslane en Ecosse.

Vu le passé pacifiste de Corbyn, les médias ont voulu savoir si, oui ou non, il était disposé à « presser le bouton » pour défendre la « sécurité nationale » contre une attaque étrangère – de la Russie par exemple. Corbyn résistait, puis il finissait par blâmer la Russie dans l’affaire Scripal de Amesbury (bien que les investigations ne soient toujours pas terminées). Mais il maintenait la plus grande réserve à propos de la « décision de presser le bouton », alors les médias l’ont déclaré « incapable d’assumer le plan défense ».

L’historien des services secrets, Christopher Andrew, déclarait à la TV que « nos amis les Américains » ne pourraient pas faire confiance à un tel chef d’État. Juste avant le scrutin, cinq ex-commandants d’armée en Afghanistan et en Irak publiaient leur verdict : « Jeremy Corbyn est un danger pour la sécurité nationale ».

Quelques deux semaines avant le vote, le Board of Deputies of British Jews (groupe de députés juifs) sommait Jeremy Corbyn de présenter des excuses pour « l’antisémitisme institutionnel » de son parti. Jeremy Corbyn admettait qu’il y avait eu des cas d’antisémitisme dans le parti, mais que les coupables avaient été punis. Le grand rabbin Ephraim Mirvis dénonçait « que l’antisémitisme dans le Parti Travailliste est encouragé depuis le haut » – depuis Corbyn donc – d’une façon « incompatible avec les valeurs britanniques ». Le grand rabbin s’appuyait sur « l’âme-mère de notre nation » pour déclarer Jeremy Corbyn « inapte à gouverner ».

 

Le parti était trop divisé pour gagner 

La droite du Parti Travailliste a vu dans la personne de Corbyn, le début de la fin de sa collaboration confortable avec les grands spéculateurs de la vente des immeubles collectifs, des terrains publics et des privatisations. Vers août-septembre, cette droite travailliste a participé nationalement aux manifestations de rues dirigées par les LibDems pour soutenir le Remain, contre les décisions de Corbyn et de la Conférence Nationale du Parti Travailliste.

Dans la foulée, trois des principaux collaborateurs de Jeremy Corbyn – John McDonnell, Diane Abbott et Keir Steimer – se prononçaient eux aussi pour le Remain, et ceci sans même en parler à Jeremy Corbyn. Pour éviter l’explosion de sa direction, J. Corbyn promettait au Parti Travailliste que tout accord sur le Brexit qu’il signerait avec l’Union Européenne serait soumis au vote par l’électorat, qui aurait aussi le choix de voter Remain. Cependant, rien de ceci ne réconciliait les deux camps.

Le « Remainer » Tom Watson – le numéro 2 du Parti Travailliste – fustigeait Corbyn pour avoir rejeté l’idée d’un second referendum. Et le « Brexiter » Dennis Skinner – ex mineur et travailliste de renom – votait avec Boris Johnson au parlement pour y accélérer le passage de l’accord de retrait (Brexit).

Il faut remarquer qu’autour de ces élections, de nombreux dirigeants travaillistes anti-Corbyn ont quitté le parti, ou ne se sont pas représentés, ou ont perdu leurs sièges. Tom Watson, qui considère que « l’OTAN est une entreprise socialiste », renonçait à ses deux postes, celui de député et celui de Numéro 2 du parti, et ceci avant même les élections ! Questionné à ce sujet il répondait : « Je n’ai pas quitté le parti, c’est le parti qui m’a quitté ».

La classe ouvrière britannique a souvent utilisé l’abstention pour secouer le parti et écarter les dirigeants qui étaient des obstacles. On pourrait plausiblement prêter les mêmes intentions à ceux qui auraient voté travailliste en 2017 et qui ont voté conservateur cette fois-ci. Mais en général, les pertes travaillistes vont vers la gauche, vers les Verts et les nationalistes. En Ecosse, le Parti Travailliste a perdu tous ses députés sauf un au profit des nationalistes du SNP. La classe ouvrière ne vote plus « Travailliste » inconditionnellement. Si le parti ne sert pas, il n’attire plus et perd sa raison d’exister.

 

Quelques conclusions

Le Medical Journal a publié un article qui associe les 120.000 décès qui sont en supplément, par rapport ce qu’il jugeait être la moyenne annuelle pour la période de 2010 à 2017, aux coupes dans les dépenses sociales et de santé depuis 2010. La Social Metrics Commission estime que la pauvreté touche 14,3 millions de britanniques, c’est-à-dire 1/5e de la population, dont 4,6 millions d’enfants.

Boris Johnson dit qu’il en a fini avec la politique d’austérité, mais il prépare une nouvelle loi antigrève. Il se prépare donc à attaquer la classe ouvrière. 3.500 soldats restent mobilisés « en cas de soulèvements ». Le parti va devoir défendre la classe ouvrière. Il disparaitra comme les autres partis sociaux-démocrates du monde s’il cesse de le faire. C’est pour cette raison que la droite du parti ne peut pas expulser le corbynisme.

Il faut armer le parti avec les idées qui lui ont manqué dans cette campagne électorale. La contradiction Brexit-Remain n’a de force que si l’on ne cherche pas une solution ouvrière, prolétarienne. Il faut revenir à l’idée de travailler pour une Europe sociale, socialiste. Ceci va demander non seulement des idées, des documents et de l’étude, mais aussi des contacts de solidarité et de luttes avec les organisations de gauche et ouvrières dans le reste de l’Europe.

A partir du moment où le Manifeste abandonnait le principe du « désarmement nucléaire unilatéral », la classe capitaliste était mise en position de force contre Corbyn : à ne pas proposer le désarmement de cette classe capitaliste, on prenait le parti de ses guerres. La grande idée que l’expérience Corbyn a remise à l’ordre du jour est que la société doit fonctionner pour tous, et non pour quelques-uns. Les quelques-uns au pouvoir sont ceux-là mêmes qui voudraient que Jeremy Corbyn se déclare prêt à « presser le bouton » pour les sauver !!

Toute l’hystérie de la bourgeoisie contre Corbyn a mis en évidence à quel point le capitalisme n’accepte plus le progrès social, et qu’au contraire il lui voue de la haine. Il faut donc préparer le parti pour la période qui s’annonce, et qui ne se limitera certainement pas à une lutte parlementaire.

Posadiststoday.com  –  5 janvier 2010