Les conséquences de l’urgence sanitaire face à l’épidémie de coronavirus et les deux mois de confinement que la France vient de vivre ont bouleversé considérablement l’ensemble de la société. Cette période a montré qu’il était possible de mettre à l’arrêt tout le système économique et d’en mesurer les bienfaits au niveau de l’environnement et de la qualité de l’air. Elle a montré que les secteurs les plus malmenés socialement et financièrement étaient indispensables pour maintenir la vie quotidienne : services de santé, agents du nettoyage et de l’assainissement, caissières, etc. Elle a montré aussi que loin d’avoir provoqués un repli sur soi face à la peur du virus et de la contamination, la société disposait d’énormes ressources pour mettre en place de nouvelles formes d’entraide et de solidarité, maintenir ou redécouvrir le lien social vital entre voisins, dans les quartiers populaires comme en milieu rural, démontrant une formidable capacité d’auto-organisation pour répondre aux besoins les plus urgents.
Dans cette situation totalement nouvelle, où il a fallu gérer le manque de moyens pour se protéger et protéger les autres, nombreux sont ceux qui réinterrogent nos modes de vie, nos façons de produire et de consommer, le fonctionnement de l’Etat et des institutions, le système politique, le rôle des services publics, l’utilité sociale des métiers, l’origine des inégalités sociales et fiscales. On assiste donc aujourd’hui à une multitude d’initiatives politiques et citoyennes imaginant un autre monde que celui que nous avons connu jusqu’ici et proposant des mesures indispensables de transformation de la société pour la sortie de crise.
Une foison d’initiatives citoyennes
Des initiatives solidaires ont vu le jour partout pour faire face à la rupture des relations sociales, à l’approfondissement des inégalités et pallier l’absence de réponses aux besoins sociaux que la situation a développés de façon exponentielle avec la fermeture des entreprises, des commerces, des écoles, des lieux touristiques, des espaces de convivialité. L’obligation de confinement a mis au rang des oubliés des secteurs entiers de la société : les sans-abris et les migrants entassés sous les tentes à Paris qui n’avaient plus accès à la nourriture et à l’eau potable, les sans-papiers entassés dans les squats ou les foyers qui n’avaient aucune protection sanitaire pour éviter la contamination, les travailleurs à temps partiel et les étudiants coupés de leur famille et sans accès à la restauration collective qui sont venus allonger la liste des personnes victimes de la faim.
Face aux manques de moyens financiers et matériels de l’hôpital public, les personnels soignants ont été capables de réorganiser leur cadre de travail, les services et les fonctions de chacun pour répondre au mieux aux malades atteints par le coronavirus. Ils ont pu créer des réseaux de coopération avec l’extérieur pour faire face au manque de masques, de gel, de sur-blouses, et à l’arrêt des services de restauration. C’est ainsi qu’une grande partie de la population a répondu aux appels et travaillé à leur soutien dans tout le pays. Le secteur médical devait mettre toutes ses forces dans les soins aux malades, et la population s’occupait de lui fournir le matériel et les repas dont il avait besoin. Ce n’était donc pas seulement des applaudissements aux fenêtres et balcons tous les soirs pour remercier le travail des soignants, mais une véritable coopération due à l’intelligence collective qui s’est mise en place pendant le confinement.
Alors qu’Emmanuel Macron évoquait dans son discours du 13 avril « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays aujourd’hui tient tout entier sur les femmes et les hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal« , et qu’il faisait référence à « l’utilité commune » précisée par l’Article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la seule idée qu’il a eue pour récompenser ces soignants et leur travail indispensable malgré les risques de contamination a été de leur donner une médaille et une prime variable selon les régions. Ceci n’a fait que raviver la colère des personnels soignants qui réclament depuis des années non seulement une revalorisation de leurs métiers et de leurs salaires mais de vrais moyens financiers pour l’hôpital public. Ils affirment aujourd’hui haut et fort qu’ils ne veulent « Pas de retour à l’anormal » !
Les professeurs et enseignants ont dû de leur côté organiser et expérimenter de nouvelles formes de cours à distance pendant la période de confinement et essayer de ne pas laisser de côté les élèves qui avaient le plus de difficultés, alors que peu de moyens informatiques étaient mis à leur disposition. Tout ceci dans une période où le Ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, essaie de faire passer en force ses réformes de l’école et de l’enseignement, un projet qui a été remis en cause par de hauts fonctionnaires et cadres du Ministère, dénoncé comme réactionnaire et aggravant les inégalités sociales.
Durant la grave situation sanitaire que nous avons connue, ce sont 63 plaintes contre les membres du gouvernement qui ont été déposées à la Cour de Justice de la République, dénonçant la gestion catastrophique de la crise et la non prise à temps des mesures nécessaires pour endiguer l’épidémie, signées par des particuliers, des syndicats, des associations, des médecins, des détenus… A cela s’ajoutent 47 autres plaines contre X liées à la mauvaise gestion de la crise sanitaire qui ont été enregistrées par le Pôle de santé publique du Parquet de Paris.
Des actions ont été développées dès le début du confinement dans le secteur culturel : livres, pièces de théâtre, concerts, opéras, spectacles de cirque, visites des musées, ont été mis en ligne avec un accès direct et gratuit. Ce sont aussi de petites entreprises qui ont trouvé au niveau local des solutions de reconversion de leurs propres activités afin de participer aux dynamiques solidaires d’aide aux personnels soignants, se rendre utiles, tout en refusant de laisser une partie de leurs salariés au chômage partiel.
De nombreuses associations et des collectifs d’habitants se sont mobilisés pour permettre aux populations oubliées et en grande précarité sociale d’avoir les moyens de se nourrir, rompre l’isolement, aider à faire les courses, livrer des repas, créer des circuits courts pour permettre un débouché à la production de petits agriculteurs locaux et d’approvisionner les populations en produits frais. Ces initiatives ont créé des synergies entre les gens, de nouvelles chaînes alimentaires hors des grands circuits commerciaux, qui ne se veulent pas simplement des alternatives à l’urgence sanitaire et au confinement mais sont le début de nouveaux besoins exprimés autour d’une alimentation saine, de saison et de proximité.
Ces expériences sont importantes parce qu’elles remettent en question les grands projets inutiles et la nécessité d’élargir les batailles pour se réapproprier les terres agricoles livrées au bétonnage, mettre en commun des outils, des semences, des savoir-faire, afin d’établir une nouvelle autonomie des territoires en matière de production et d’approvisionnement. Ces projets ont besoin du soutien des élus locaux, des municipalités et des collectivités locales pour durer et se développer, à travers la prise en compte des besoins de la population, la mise en place de chaînes de solidarités et la coordination des actions, ou répondre positivement à l’occupation de friches pour la création de jardins et potagers solidaires.
Il s’agit là d’expériences nouvelles d’entraide qui mettent au centre le besoin social de faire ensemble et de retrouver l’essence des relations humaines. Cette notion nouvelle du collectif, de la mise en commun de toutes les forces, est en train de se développer dans tout le pays à travers les ateliers couture des particuliers ou les rassemblements associatifs pour fabriquer et distribuer des repas aux plus démunis, créant chez les bénévoles qui y participent la satisfaction de répondre réellement aux besoins de la société et donner ainsi un nouveau sens à sa vie.
Une foison de plateformes pour « le monde d’après »
De nombreuses plateformes se sont créées autour de la construction du « monde d’après », dans l’objectif de tirer les conclusions de cette période de pandémie et des politiques néolibérales qui ont cassé les services publics, approfondi les inégalités sociales, mis l’ensemble de la société sous les lois du marché, rendant les Etats incapables de faire face à la crise sanitaire. Des propositions viennent de partout, de la droite comme de la gauche, et posent différentes mesures pour engager une transformation plus au moins radicale de la société et répondre aux enjeux posés par la pandémie et aux besoins des populations.
Parmi elles se dégage un appel « Plus jamais ça ! », lancé le 27 mars par 18 organisations – syndicats et grands réseaux associatifs – proposant 34 mesures de court et de long terme pour reconstruire le monde. Ces organisations ont réussi pour la première fois à se réunir le 20 mai en visioconférence avec l’ensemble des partis et mouvements politiques de gauche afin d’essayer de définir des principes d’actions communes. Il est clair que les dissensions politiques ou de points de vue n’ont pas été balayées, chacun souhaitant conserver son propre domaine d’action et son indépendance. Il est clair également que ces mesures ne constituent pas un programme pour les élections présidentielles de 2022, ce qui a été rejeté par les organisations à l’initiative de l’appel, mais la base d’un premier travail de mise en commun d’idées et de propositions qui doit se poursuivre dans les mois à venir pour arriver à une certaine convergence des forces progressistes et du mouvement social.
Même si ces initiatives sont l’expression d’un besoin réel de modifier les fondements de la société actuelle et de se rassembler, elles montrent aussi les difficultés pour y parvenir car les objectifs ne sont pas identiques. Rompre avec le capitalisme ou le moraliser, mener une révolution écologique et sociale ou aller vers une transition douce, droits démocratiques ou mesures de répression de la société, partage des richesses ou économie dominée par le pouvoir des multinationales ? Autant de points sur lesquels les conceptions diffèrent et dont le débat demandera du temps.
Quoiqu’en disent les dirigeants des partis de gauche, ils ont tous aujourd’hui les yeux tournés vers les élections présidentielles de 2022 et l’organisation d’une alternative à gauche, avec un retour de positions mettant en avant les nationalisations, la planification économique et écologique, la réindustrialisation, la relocalisation des entreprises, le renforcement des services publics, etc. Pourtant depuis quelques années le mouvement social, mené notamment par les Gilets jaunes, a démontré qu’il ne croyait plus dans les institutions politiques et particulièrement dans les élections pour transformer la société.
D’un autre côté, le foisonnement des collectifs et des propositions autour du « monde d’après » démontre que chaque organisation, qu’elle soit politique, syndicale ou associative, applique encore les vieilles pratiques d’un mouvement descendant, chacune suivant sa voie dans son secteur, ne tenant pas compte de l’état des populations, de leurs priorités sociales, de leur désir de partager, de prendre une place réelle dans la société, et de trouver de nouvelles formes démocratiques d’intervention et de contrôle des élus à tous les échelons de la vie publique.
Transformer la société ne se fera qu’avec le plus grand nombre et la création de formes d’intervention en rupture avec les anciennes pratiques. Il est donc nécessaire de prendre appui sur la capacité d’auto-organisation que les citoyens ont exprimée pendant cette période de confinement pour rassembler et construire un nouveau rapport de forces. C’est ainsi qu’il sera possible de rétablir une certaine confiance entre le politique et le mouvement social, mais on voit bien que sur ce point beaucoup de chemin reste encore à parcourir.
Quel sera le monde demain ?
Envisager aujourd’hui des mesures pour le « monde d’après » ne doit pas faire oublier ce qu’est le système capitaliste et sa façon de fonctionner, ni que les conséquences de la crise économique accélérée par la pandémie risquent d’être plutôt rudes, poussant l’ensemble des pays capitalistes à s’accrocher au « vieux monde ». Il ne doit pas faire oublier non plus qu’il sera nécessaire de tirer les conclusions du monde d’avant pour éviter de refaire les mêmes erreurs.
Le patronat et les multinationales ont profité de l’arrêt de l’activité économique pour reposer l’application des Accords de Paris sur le climat et la nécessité de faire tomber les contraintes environnementales. Elles ont également engagé un bras de fer avec la Commission européenne pour faire reporter ou annuler les mesures de transition écologique du Plan Vert Européen, bien que ce dernier soit très limité, et leurs cabinets juridiques travaillent à l’étude de plaintes qui pourraient être déposées contre les Etats contestant les mesures d’urgence sanitaire qui vont à l’encontre de leurs profits.
Les derniers discours de Macron, qui donnaient l’impression d’une certaine autocritique, ne peuvent pas effacer ses objectifs politiques et les choix faits par ce gouvernement. C’est ce que montrent les mesures prises dans la gestion de la crise. La prolongation de la loi d’urgence sanitaire réduit une nouvelle fois les libertés démocratiques, sans compter que les mesures dérogatoires prises dans le cadre du travail donnent aux patrons toute latitude pour augmenter les horaires ou développer les contrats précaires, leur permettant d’exercer un chantage à l’emploi jusqu’à la fin de l’année. Et rien ne garantit que ces lois d’urgence ne vont pas devenir pérennes au moment où ce gouvernement devra imposer de nouvelles mesures face aux désordres du mouvement social.
Le discours de Macron du 16 mars affirmait que « aucune entreprise ne sera livrée au risque de faillite » et des mesures financières ont été prises pour soutenir les entreprises en difficultés. Mais aujourd’hui dans la période de déconfinement la situation s’annonce complètement différente. Les chiffres du chômage sont en train d’exploser (près de 6 millions de personnes en mars 2020) et l’Etat annonce qu’il ne prendra plus en charge le chômage partiel à partir du 1er juin. Celui-ci représenterait d’après les statistiques publiées le 12 mai par le ministère du travail à peu près 12,4 millions de salariés, un coût pour l’Etat de 26 milliards d’euros pour les deux mois. L’abandon de ce dispositif d’aide mis en place pendant l’arrêt des activités économiques risque de modifier de façon très violente les relations entre travailleurs et patrons et d’accroître considérablement les plans de licenciements et de restructuration afin que les entreprises récupèrent leur niveau économique d’avant la crise ou arrivent tout simplement à survivre.
Mobilisation contre la fermeture de l’usine Renault de Choisy-le-Roi
C’est ce qu’on voit déjà dans de nombreux secteurs où 60.000 petites entreprises sont menacées et asphyxiées par les banques. Les commerces et tous les secteurs liés au tourisme montrent des situations inquiétantes. Le secteur automobile est un exemple concret avec de grands parcs de voitures invendues. Renault vient d’annoncer, alors qu’il a reçu un prêt garanti par l’Etat de 5 milliards d’euros, qu’il doit économiser 2 milliards d’euros sur trois ans et supprimer près de 15.000 postes dans le monde, dont 4.600 sur plusieurs sites en France. Pour certaines régions dont la vie économique dépend en grande partie de la seule activité automobile, c’est beaucoup plus de pertes à venir pour les emplois et les activités qui y sont liées.
C’est aussi le cas dans d’autres groupes où des licenciements sont annoncés comme chez Derichebourg (sous-traitant d’Airbus) ou General Electric à Belfort, ainsi qu’à Air France-KLM qui a pourtant reçu une aide financière de 7 milliards d’euros sous forme de prêt garanti par l’Etat. C’est donc l’argent public qui sert à sauver une compagnie aérienne dont les avions sont cloués au sol, sans contreparties concernant le maintien des postes de travail. Il ne s’agit donc pas d’un plan de sauvetage de l’entreprise et de ses salariés, mais d’un plan destiné en fait au sauvetage de ses actionnaires.
Demain risque donc d’être pire qu’avant la pandémie. Il faut s’attendre à la réactivation des mouvements sociaux qui étaient en mode pause pendant ces deux mois de confinement. Ces mouvements ont déjà commencé à se manifester avec les mobilisations de la Fonderie de Bretagne dans le Morbihan ou de l’usine Renault de Maubeuge où l’intersyndicale vient de lancer un appel à la grève face à une annonce de déménagement du site dans la ville de Douai. A ce jour les effets des arrêts d’activités sont difficiles à évaluer d’un point de vue économique et social mais ces premières annonces laissent entrevoir un retour à la réalité très compliqué et violent.
Dans la période à venir il y a donc tout lieu de penser que le mouvement social sous toutes ses formes sera le centre déterminant de la transformation nécessaire de la société.
Les Posadistes – 30 mai 2020