Comment relever le salaire des travailleurs : un débat en cours au sein du chavisme

Le PSUV (Parti Socialiste Unifié du Venezuela, principal parti de la majorité gouvernementale) publie une importante contribution de l’économiste Pasqualina Curcio sur la nécessité de relever le salaire des travailleurs (voir ci-dessous). Au Venezuela les services sont pratiquement gratuits (eau, gaz, électricité, essence, etc.) par rapport aux régimes néo-libéraux, et face à la pandémie le gouvernement bolivarien a pris des mesures de protection supplémentaires pour le monde du travail (interdiction de licenciement ou d’expulsion pour loyer impayé par exemple). Reste que le salaire direct des travailleur(se)s s’est effondré lorsque la guerre économique décrétée par l’Occident, avec sanctions et blocus des exportations pétrolières, a privé l’État de 99% de ses ressources et a généré une forte inflation induite.

Tout en poussant à développer les communes et les conseils de travailleurs pour qu’ils dirigent les entreprises publiques, le président Maduro a nommé une commission chargée de trouver la réponse à ce problème que les allocations sociales (Carnet de la PatriaCLAP…) ne suffisent pas à résoudre. Dans ce cadre la chaîne gouvernementale VTV a donné la parole à l’économiste Tony Boza qui propose pour sa part d’indexer le salaire sur le Petro (monnaie virtuelle liée au baril de pétrole, créée par la révolution pour s’affranchir du dollar).

Venezuela Infos – Thierry Deronne, Caracas, 13 mai 2021

 

L’importance du salaire pour des millions de travailleur(se)s, par Pasqualina Curcio

Il y a ceux qui, au Venezuela, écartent la question des salaires comme si elle n’était pas pertinente, comme si elle n’était qu’un aspect de plus parmi de nombreux autres problèmes. Ils transmettent avec légèreté le message que tant que nous continuons à être assiégés par les États-Unis, il n’y a pas grand-chose à faire pour les ajuster à des niveaux décents. Ils ne proposent pas de solutions et face aux demandes d’augmentations salariale, la réponse est : « on ne peut pas distribuer ce qui n’existe pas, il faut produire et pour cela il faut travailler » comme si nous ne le faisions pas tous les jours.

Il y a près de 14 millions de travailleurs actifs au Venezuela qui vivent, je répète, vivent, avec le salaire de quinze jours. 92% de la population active de ce pays, selon les dernières données de l’INE, appartiennent à la classe salariée, dont 3,3 millions travaillent dans l’administration publique. Cinq millions de retraités vivent également avec le salaire minimum légal. Ceci représente 19 millions de personnes, quelque chose comme 63% de la population. Les autres 37% de la population comprennent les enfants de moins de 15 ans, c’est-à-dire notre progéniture, plus environ un million de chômeurs, et quelque 347 170 personnes qui, selon les chiffres de l’INE, sont des employeurs, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’autre classe : la bourgeoisie.

Le salaire est important non seulement parce que la vie et la qualité de vie d’une multitude de personnes ici au Venezuela et dans le monde entier en dépendent, mais aussi parce que, étant donné une accumulation primitive du capital, et dans le cadre du processus social du travail, il détermine les grandes inégalités qui se traduisent par la pauvreté, l’injustice, la faim et la misère. Pour comprendre pourquoi 1% de la population mondiale s’approprie 82% de ce qui est produit, qui, soit dit en passant, est produit par le travailleur, il est nécessaire d’analyser comment la richesse est distribuée dans le processus social du travail lui-même et donc comment ce produit est réparti entre le salaire, je répète, le salaire, et le profit. Ce n’est pas un hasard si l’un des premiers postulats du néolibéralisme a été le gel des salaires et la libération des prix, ce qui n’a d’autre but que d’augmenter le profit, celui-ci étant la différence entre le prix et le salaire.

La question des salaires n’est pas n’importe quelle question, elle est centrale. L’expédier en répétant les dogmes monétaristes et en affirmant qu’il n’y a pas d’argent pour les ajuster alors qu’au Venezuela le degré d’exploitation/profit a augmenté de 270% en moins de 4 ans, tandis que le salaire minimum légal ne couvre même pas 0,65% des besoins matériels minimum de la classe ouvrière, ce n’est pas seulement paradoxal dans un discours qui se réfère constamment au « socialisme », mais cela reflète aussi une méconnaissance inquiétante de l’inégalité croissante entre les salaires et les profits dans notre pays, ainsi qu’un manque de respect envers le haut niveau de conscience de la classe ouvrière vénézuélienne, à l’avant-garde des luttes anti-néolibérales depuis 1989.

À l’époque néolibérale, pendant la IVe République, plus précisément entre 1978 et 1998, le salaire réel ou le pouvoir d’achat des travailleurs vénézuéliens a chuté de 65%, alors que la production nationale a augmenté de 30% au cours de la même période. En même temps, pendant ces 20 ans, moments sombres de notre histoire économique, le degré d’exploitation des travailleurs par la bourgeoisie a augmenté de 205% (données de la BCV).

Depuis 1999, avec l’arrivée du Comandante Chávez et de la Révolution Bolivarienne, ces tendances se sont inversées : entre 1999, et plus précisément 2003 et 2013, le salaire réel ou pouvoir d’achat a augmenté de 77% et le degré d’exploitation a diminué de 38%, pendant cette période l’économie a connu une croissance de 68% (données de la BCV). Dans la transition vers le socialisme, Chávez a frappé au cœur du mode de production capitaliste : répartir moins inégalement, entre le travailleur et le bourgeois, la valeur ajoutée dans le processus de production. L’objectif était de réduire l’écart entre les salaires et les bénéfices et donc la répartition inégale de ce qui était produit, ce qui s’est traduit par une baisse de 57% de la pauvreté dans notre pays. Cela a été réalisé, tout d’abord, en amenant le salaire minimum légal aux niveaux du panier alimentaire. Ensuite, en contrôlant les prix des biens essentiels (nourriture, médicaments) dont la production était aux mains de grands monopoles privés. Troisièmement, et c’est très important, surtout dans les économies inflationnistes comme la nôtre, en adaptant le salaire minimum légal chaque fois que variaient les prix.

En 2013, l’impérialisme a intensifié la guerre économique contre le peuple vénézuélien. Parmi les armes qu’elle a employées figure l’attaque du bolivar par la manipulation politique du taux de change, qui a entraîné une dépréciation induite du bolivar de l’ordre de 3,1 trillions de pour cent de 2013 à ce jour et une augmentation des prix, également induite, de 63 milliards de pour cent au cours de la même période. Le fait est que, dans ce scénario, l’augmentation des salaires nominaux est restée en deçà de celle des prix – ils n’ont augmenté que de 5 milliards de pour cent – ce qui a entraîné une baisse de 99% du pouvoir d’achat de la classe ouvrière, contre une augmentation du degré d’exploitation/profit de plus de 270% en moins de 4 ans (entre 2014 et 2017, sûrement plus jusqu’en 2021).

En 2014, sur tout ce qui a été produit au Venezuela, 36% sont allés aux 13 millions de salariés, tandis que 31% sont allés aux 400 mille employeurs. En 2017 (dernier chiffre publié par la BCV), seuls 18% ont été distribués aux 13 millions de travailleurs tandis que les 400 mille bourgeois s’appropriaient non plus 31% de la production mais 50%, soit la moitié.

Non seulement on produit 64% de moins par rapport à 2014, principalement en raison des agressions impérialistes, mais le peu qui est produit est réparti plus inégalement entre les salaires et les profits, ce qui se traduit par une détérioration de la qualité de vie des travailleurs au prix d’une plus grande exploitation, conséquence du retard des salaires nominaux face aux augmentations plus que proportionnelles des prix. C’est cette inégalité dans la répartition de la production nationale que ceux qui rejettent à la légère la question des salaires semblent ignorer ou ne pas comprendre. Il s’agit de la manière dont la production est répartie, même si elle est moindre. Sans compter qu’avec un pouvoir d’achat qui tend vers zéro, il sera compliqué, voire impossible, d’augmenter la production.

Nous, travailleurs vénézuéliens, méritons, en raison de notre conscience de classe élevée et plus que prouvée, un débat de haut niveau sur cette question. Nous ne nous satisfaisons pas des répétitions de dogmes, sur un mode monétariste, qui cherchent à justifier la non-augmentation des salaires sans apporter de solution. Comme il serait bon que, dans l’agenda parlementaire, avec une majorité révolutionnaire, la priorité et l’importance soient données à la question des salaires qui affecte 99% de la population (27 millions de Vénézuéliens y compris nos enfants) au-dessus du débat sur les meilleures concessions que nous pourrions offrir à un groupe microscopique de capitalistes privés étrangers pour qu’ils viennent « investir » dans des zones pleines de richesses naturelles aménagées spécialement pour eux.

Pasqualina Curcio

Source : PSUV

Traduction : Venesol

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Photo : Nicolas Maduro le 24 mai 2014 lors d’une rencontre nationale avec les travailleurs du secteur public et les syndicats qui lui ont remis le projet de contrat collectif.